La méduse qui fait de l’œil – et autres merveilles de l’évolution

Jean Deustch, Seuil, 2017.

En introduction, la citation de Darwin anticipant l’objection qu’un organe d’une complexité et même une perfection (?) comme l’œil ne pourrait avoir été inventé pas à pas, par petits ajustements successifs sélectionnés favorablement. L’auteur en fait un prétexte pour parcourir toutes les modalités existantes dans le règne animal pour capter la lumière et se repérer ainsi dans son environnement. L’approche strictement technique, au ras des mécanismes biologiques tels qu’ils peuvent être mis en schéma ou en croquis, épuise le lecteur (moi). Le « comment » n’épuise pas le « pourquoi », ne serait-ce que le « à quoi bon ». Et même le « comment » pourrait chercher à être accessible à n’importe quel lecteur un peu féru de sciences sans le semer très vite en route, en prenant de la hauteur, en montant en généralités, en élaborant du concept plutôt qu’en le noyant avec du factuel.

Important pour comprendre ce qui semble aller de soi dans d’autres livres : l’évolution n’est pas qu’affaire de biochimie, à l’échelle du génome, ou des agencements moléculaires. On ne peut pas la raconter sans se confronter à d’autres échelles, de l’organe, de l’individu, de son environnement, à différentes échelles de temps.

Septembre 2023. Je lis cette note après en avoir produit une autre à propos de Lévi-Strauss, et je capte au passage une idée intéressante. Pour le développement de l’œil comme pour celui de l’agriculture, le modèle de la technique nous focalise sur l’élaboration des mécanismes. Pour l’agriculture, je perçois bien, même s’il y aurait à creuser, tout l’intérêt de ne pas en rester aux seuls gestes techniques (planter une graine, l’arroser, la récolter, préparer le sol, etc.), à embrasser la question à l’échelle de l’activité humaine, de son contexte social, de la représentation du vivant et de l’environnement des humains, qui mènent une vie à part entière sans se restreindre à « inventer l’agriculture ». Sans verser dans l’anthropomorphisme, peut-être pourrait-on voir l’organisme développant ses facultés de perception, et alors un œil ?

Le fleuve de la conscience

Oliver Sacks, Seuil, 2018

Compilation d’articles, à vocation conclusive d’une carrière consacrée à bien des thèmes variés.

Vitesse

Il n’emploie pas l’expression, mais on pourrait dire « temps subjectif » : celui du moustique qui bat très vite des ailes, qui vit quelques heures, est très différent de celui de l’arbre, qui croit imperceptiblement, enchaine les quatre saisons par dizaines. Un être humain est incapable de voir les battements d’ailes du premier, et pas plus la croissance de la feuille du second (du moins sans artéfact photographique ou cinématographique. L’écoulement du temps est d’abord une sensation produite par les organes dont nous disposons, relativement stable d’un individu à l’autre (cas extrême : Parkinson, en ralenti, et syndrome de la Tourette, en accéléré), mais avec des écarts importants d’une espèce à l’autre.

« Trouver le temps long » ou bien « ne pas voir le temps passer » sont des appréciations subjectives, ancrées corporel allemand (physiologiquement, double point de vue du biologiste), variables au cours de la vie d’un sujet, mais relativement synchrones entre individus vivant à proximité, en relation.

Quelle grammaire de « d’autres substances (les agents dépresseurs) inhibent la pensée le mouvement : elles plongent dans un brouillard dense et opaque. » ?

Les autres chapitres sont beaucoup moins ébouriffants, même le chapitre éponyme. Un peu touche-à-tout, mais qui manque tout de même de socle épistémologique et philosophique solide, consistant.

https://www.seuil.com/ouvrage/le-fleuve-de-la-conscience-oliver-sacks/9782021177664

Comment pensent les animaux ?

Loïc Bollache. HumenSciences, 2020

Étonnante influence de la pensée cartésienne : je réalise en tout cas quel point je trimbale par devers moi cette idée que « les animaux n’ont pas de langage et c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes, un stimulus entraine une réponse comportementale, leur faculté d’adaptation est due à leur instinct qui n’est pas de l’intelligence ». J’ai pourtant bien en tête l’idée d’une continuité du vivant, mais le constat de la frontière qu’établit le langage articulé rend difficile l’appréhension d’une intelligence, d’une forme d’autonomie, l’initiative intellectuelle de l’animal (ou même des animaux, collectivement). Parlera-t-on d’éducation, d’apprentissage, de compétences pour des animaux ? Qu’en est-il des variations interindividuelles ? Bien sûr, la question n’est pas, binaire, être ou ne pas être (intelligent) ; même pas selon un degré quantitatif ou même qualitatif (plus ou moins intelligent, intelligent à sa façon), mais en interrogeant l’usage que l’on fait du mot (par exemple un livre sur « l’intelligence » animale) ; pas non plus une question de définition (ce qu’on désigne par intelligence).

Darwin : « si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèces. » Ce qui revient à substantialiser (et donc substantiver) l’intelligence.

Que fait-on lorsque l’on apprend la langue des signes un chimpanzé ? Qu’est-ce que ça dit de la conception de la langue, de la langue des signes, de l’apprentissage, de la représentation du chimpanzé comme apprenant ?

Chapitre 1. Se souvenir des belles choses. La mémoire comme base de l’intelligence

Les saumons capables de reconnaitre la rivière de leur enfance dix ans plus tard ; certains éléphants leur cornac ; les dauphins le sifflement de leurs congénères après vingt ans de séparation.

Distinction mémoire sémantique/épisodique (page 42) : autant de moyens de maitriser le temps ou l’espace (des itinéraires, des lieux).

Page 56. Un peu léger en essayant de définir le langage, réduit à de la « communication interindividuelle ». Le titre du chapitre dit pourtant l’inverse : « les animaux sont bavards ». Le bavardage n’est pourtant pas de la communication utilitaire.

La complexité stupéfiante, à y regarder d’un peu près, de la communication des abeilles et de son traitement : le choix d’un nouveau lieu pour un essaim donne lieu à des échanges entre abeilles éclaireuses sur les caractéristiques des lieux repérés, jusqu’à convenir d’un choix parmi les possibles. La sélection se fait selon un processus de quorum, et donc une forme de maitrise du nombre. Les éthologues n’hésitent pas à employer le mot de démocratie.

Singe, baleines, dauphins : l’émission de sons structurés est une pratique importante et indispensable à la vie ordinaire (par la maitrise de l’espace et du temps) de nombreuses espèces.

Chapitre 3. À la rencontre de cultures animales

Trois modalités pour expliquer l’origine de comportements :

  • L’inné, le physiologique (respirer)
  • L’apprentissage par expérience (marché)
  • L’apprentissage par imitation (parler)

Beaucoup d’exemples éloquents (les mésanges et les bouteilles de lait, des macaques et le lavage de patates douces, etc.) : au risque de l’anthropomorphisme ? Ou encore de la tautologie : comment une espèce pourrait-elle vivre sans invention et apprentissage ?

Un point majeur : les différenciations interindividuelles dans les capacités d’innovation et d’imitation.

Chapitre 4. La vie sociale des animaux

En fait il faudrait renverser la charge de la preuve : non pas chercher à démontrer que de vulgaires animaux privés du langage, de main, de cortex cérébral sont capables d’intelligence, mais partir de l’idée que des espèces adaptées à leur milieu, capables de se nourrir et de se reproduire dans la complexité du monde, disposent de facultés que nous désignons par intelligence, compétence, communication, mémoire, etc., et ce qui serait le plus intéressant, plutôt que des expériences de laboratoire, serait alors de discuter coopération avec les animaux, activités communes. Puisque nous partageons différentes formes d’intelligence, que faire ensemble ?

RMR, 591.5

https://www.humensciences.com/livre/Comment-pensent-les-animaux/55