DRH – La machine à broyer

Didier Bille, Le Cherche-Midi, 2018.

Il serait intéressant de distinguer deux types de récits de travail : ceux qu’on tient dans le feu de l’action, ou presque, lorsqu’on raconte sa journée d’hier, ses préoccupations du moment, ses engagements dans une activité qu’on porte de jour en jour ; et puis les récits rétrospectifs, parce qu’on a terminé sa carrière, en tout cas tourné la page d’une « transition professionnelle », comme on dit. Ce livre relève de la deuxième catégorie : c’est un texte d’un repenti, qui prend la parole pour exposer dans le détail les pratiques peu reluisantes qu’il a assumées en tant que responsable de services ressources humaines. Il revisite une douzaine d’années d’expérience dans de grandes entreprises, en choisissant d’abord la partie la plus sinistre de son activité : mettre des personnes à la porte.

Nous avons là indéniablement, mis à part quelques considérations liminaires sur le management, un brin expéditives, un récit de travail. Comme dans un vrai récit, le narrateur raconte bien ce qu’il veut. Et personne n’osera dire qu’un récit de travail est forcément véridique. S’il est authentique, sincère, c’est déjà beaucoup. En l’occurrence, la description très concrète du déroulement d’un licenciement est convaincante. Il y a la prescription, c’est-à-dire à la fois les consignes de la direction (parfois des contraintes entrepreneuriales de réorganisation de l’activité, mais le plus souvent de strictes considérations de rentabilité, des évacuations d’enquiquineurs, des saignées de principe façon médecine du XVIIe siècle) et la règlementation du Code du travail ; il y a surtout les gestes du professionnel, de celui qui sait y faire parce qu’il a de la pratique, parce qu’il échange des tuyaux avec ses collègues, parce qu’il en a vu d’autres. On réalise en le lisant qu’un licenciement qui est vécu, en général, comme un drame par le licencié, ne serait-ce que par son caractère exceptionnel, relève de la routine pour le licencieur, du moins lorsqu’il travaille dans un grand groupe. Convaincante également ce que Didier Bille argumente quant aux motivations qu’il met en avant pour justifier à l’époque ce qui lui parait bien plus critiquable à présent : quitte à licencier, autant le faire proprement, c’est-à-dire sans grabuge, en douceur plutôt qu’en force ; convaincre le licencié qu’il n’y est pour rien, que lui comme son interlocuteur ne sont que de modestes rouages dans de grandes machines impersonnelles ; étouffer dans l’œuf toute velléité de contestation, en jouant l’éléphant contre le moustique. Vu de loin, c’est d’un cynisme pour le moins dérangeant. Vu de près, au ras de l’activité, c’est, comme disent les soldats, autres spécialistes du travail violent, «à la guerre comme à la guerre».

Une deuxième partie du livre est consacrée aux relations entre le responsable ressources humaine et sa hiérarchie. Là, on vire plus clairement au règlement de compte, et on comprend que c’est d’ailleurs davantage parce qu’il n’a pas voulu assumer différentes forfaitures (accorder à toute force des rémunérations dispendieuses, bâillonner des représentants syndicaux, etc.) qu’il a fini par claquer la porte de ce monde (ou qu’on les a claqués au nez, puisqu’il a été licencié à son tour). Il dresse un portrait haut en couleur de différents personnages de ce monde du « top management », où les jeux d’influence et les ambitions carriéristes prennent de très loin le pas sur les considérations opérationnelles. À ce stade, on en vient quand même se demander comment de grandes entreprises peuvent fonctionner avec de pareils margoulins aux commandes. Mais fonctionnent-elle si bien ?

Sans doute que si la coopérative avait rencontré Didier Bille il y a une dizaine d’années, il ne nous aurait pas raconté le même travail. Mais peut-être aussi que si on lui avait fait raconter plutôt, si on le faisait raconter à présent à ses pairs encore en poste, sa prise de conscience de dimension perverse de son activité eut été accélérée. Managers, dites-nous votre travail, pour moins le maltraiter !

https://www.lemonde.fr/emploi/article/2018/03/15/la-noirceur-des-ressources-humaines_5271066_1698637.html

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/didier-bille-le-sniper-des-rh-2918023

La société ingouvernable – Une généalogie du libéralisme autoritaire

Grégoire Chamayou. La Fabrique, 2018

Page 165. La responsabilité sociale des entreprises est le pendant de l’irresponsabilité des instances publiques : c’est en tout cas à comprendre dans les rivalités (relatives) entre bureaucraties publiques et privées. Le « droit doux » (soft law), c’est-à-dire non contraignant, incitatif, va de pair avec des pratiques managériales dures : la sous-règlementation des emplois se paie cher pour les salariés.

Page 167 : « On n’accuse pas un castor d’interférer avec la nature quand il débite un arbre pour construire un barrage. »

Conclusion : idée essentielle, mais finalement ouverture à explorer plutôt que bilan de l’ouvrage : la réaction néolibérale n’est pas tant dirigée contre l’État-providence que contre la faillite de celui-ci à contrôler les mouvements sociaux des années 60 et 70. Les « libéraux » ne réclament pas moins d’État, mais s’occupe d’un État plus performant dans le contrôle des populations et la défense des intérêts des multinationales.

https://journals.openedition.org/lectures/34108