À bout de flux

Fanny Lopez, Divergences, 2022.

https://www.editionsdivergences.com/livre/a-bout-de-flux

Bien pour prendre la mesure des enjeux invisibles de ce qu’il y a de l’autre côté de la prise électrique, tout ce qu’on verrait si on était en mesure de remonter les câbles électriques jusqu’à la source. Ce fut un travail colossal de constituer les réseaux (électriques, mais aussi téléphoniques, routiers, ferroviaires, d’adduction d’eau, d’égouts, de collecte de déchets), et ça le reste de simplement les entretenir, plus encore de les renouveler, en l’occurrence pour faire face à la diversité des modalités de production (essaimage de petites productions, éoliennes ou solaires) ou de consommation (centre de données). Colosse aux pieds d’argile : tout cela est à la merci d’un évènement, climatique ou technique (il y aurait à cogiter sur la complexification technique, à la fois source de robustesse et de fragilité).

Peut-être parce que j’ai lu trop vite, mais les perspectives proposées au final m’ont temblé confuses : est-ce bien raisonnable de prétendre maitriser rationnellement la bascule vers un réseau électrique à taille humaine, de revenir sur les choix technologiques fondées sur la centralisation ?

Une question de taille

Olivier Rey, 2022. Stock, 2014. Éditions du Rocher – Litos, 2022.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Olivier_Rey_(philosophe)

https://www.philomag.com/articles/olivier-rey-puisque-je-parle-autant-la-droite-qua-la-gauche-me-catalogue-de-droite

Page 23. Dix milliards d’êtres humains sont nés au XXIe siècle, soit un humain sur dix en remontant à la préhistoire de l’espèce. Qu’est-ce que donnerait un parlement représentant les morts et les vivants ? Et que faire d’un profond sentiment d’anormalité de vivre une telle époque, d’être l’un de ces dix milliards ?

Son entrée par les questions de taille et d’échelle lui permet d’être limpide et aiguisé sur des enjeux majeurs : l’anormalité profonde de notre monde dans l’histoire du genre et même du vivant, son insoutenabilité, ses fausses promesses d’illusions.

Une limite : l’étonnement devant l’absence d’écoute ou de prise en considération des appels à la modération des philosophes, quand la recherche du développement maximum, la régulation par la confrontation à l’environnement plutôt que par un choix interne, me semble constitutif du vivant.

Page 34. De l’invasion d’objets, pratiques, indispensables, mais éphémères, jetables, de mauvaise qualité intrinsèque.

Page 37. « À l’époque de la production en série, on ne détruit jamais que des exemplaires au lieu des “choses mêmes”. » (Günter Anders)

Page 39. Le travail humain invisible dans un objet manufacturé ? Considérer, respecter, reconnaitre le travail, certes, indispensable dans le travail processus, mais qu’en fait-on pour le travail produit, l’objet fabriqué ?

Pris dans sa lecture caustique du monde, il me semble dévaloriser la résistance des sujets et des corps à l’artificialisation. Dans quelle mesure (question majeure) l’hôpital est-il aussi, tout de même, un lieu de soins, d’humanité ?

Page 41. La division du travail a-t-elle rabougri la subjectivité ? Expert de trois fois rien, au détriment d’une culture universelle de l’artisan ? Externalisation des savoirs techniques, au détriment de la sagesse intérieure ? « L’hypertrophie de la culture objective va de pair avec une atrophie de la culture personnelle. » (Günter Anders) est-ce qu’on se sent bête face à un smartphone ? Face à « l’intelligence artificielle » ?

Page 43. La fermeture des objets techniques (impossibles à réparer) nous restreint à leur utilisation.

Mais la question décisive n’est pas celle de l’impuissance du quidam devant une centrale nucléaire ou un data Center : c’est l’impuissance collective postindustrielle. On a inventé un usage patrimonial de la cathédrale. Que sera-t-il fait des usines chimiques ? Il prend au sérieux l’argument « retour à l’âge des cavernes » comme si le franchissement de seuils technique (emballement, rythme infernal) relevait d’un choix conscient, collectif ou de quelques acteurs.

Déplacements : lui comme Illitch ou Jean-Pierre Dupuy en reste à une logique de performance. La critique de la voiture comme inefficace eu égard à ses externalités négatives. Mais si ce n’est pas une question de performance, c’est un autre ressort qui a abouti à son hégémonie, et pas un choix rationnel. Reste donc à l’identifier, et en faire quelque chose.

Rechercher l’intégration, quand la division du travail pousse à la distinction ? Au contraire à des niveaux supérieurs de coordination, de coopérative ?

Page 54 : citations Jean-Jacques Rousseau.

Page 57. Le problème n’est pas tant le ravage de la nature que celui des sociétés humaines. Non pas lutter contre le réchauffement climatique (comme un excès, un faux frais d’un monde par ailleurs satisfaisant), mais pour une société heureuse, vertueuse, digne.

La division extrême du travail se paie aussi de la concentration du pouvoir de décision dans les mains de satrapes omnipotents, experts en tout.

Dépendance au réseau : les individus pris dans les mailles du collectif de la production matérielle (alimentation, déchets, eau, électricité, etc.)

Page 110 : « Plutôt que d’en tirer les conclusions qui s’imposent, nous préférons, par paresse d’esprit et par paresse tout court, détourner le regard. » Un peu moralisateur, non ?

Page 112. Déclinaison de Malthus en ingénierie sociale : « les problèmes sociaux ont la tendance malheureuse à croitre exponentiellement avec la taille de l’organisme qui les porte, tandis que la capacité des hommes à y faire face, si tant est qu’elle puisse augmenter, croît seulement linéairement. » Exemple de la délinquance : accroissement du sentiment d’irresponsabilité, et alors du besoin de contrôle policier (page 119). Idem pour la guerre, la pauvreté, le chômage (page 125)

Mais voilà : l’entrée par « la juste mesure » ne traite pas la question du développement ni de ce qui peut contenir l’expansion. Une fois à la juste mesure, fin de l’histoire ?

Page 148 : Copernic, fin des limites ?

Page 150 : harmonisation du système métrique, des notes en musique.

Page 154 : perte des sens (en particulier tactiles, olfactifs)

Page 160 : lecture vs mémoire. Verba volant scripta manent.

Page 167. L’ordre alphabétique et l’imprimerie comme « rapport désincarné à l’écrit ». Finira-t-on par revenir à une échelle naturelle ?

Chapitre 5. Les échelles naturelles

Un organisme grandit jusqu’à une taille et un poids adéquats, soutenables. Un être humain deux fois plus grand n’est pas deux fois plus fort (et même deux fois plus fragile). Un arbre finit toujours par s’arrêter de grandir (mais pas de croitre ?). Les lois physiques, à commencer par la gravité d’une part, le rapport surface/volume d’autre part implique des ajustements selon les échelles. Une fourmi peut transporter son poids, pas un éléphant. Par contre, elle se noie dans une goutte d’eau. Une variation de taille entraine une variation de forme. Il en est de même pour les collectifs humains : on ne peut pas espérer les mêmes dynamiques à trois, trois-cents ou trois-milliards. « La taille détermine le type d’organisation possible », du point de vue physiologique, mais aussi sociologique et politique.

Page 220. « De même que chaque forme vivante se développe à une certaine échelle et ne demeure viable qu’entre certaines bornes, la plupart des concepts se sont élaborés à l’intérieur d’un certain horizon quantitatif, explicite ou implicite, au-delà duquel ils perdent leur sens ou deviennent, tout en gardant leur nom, quelque chose de tout à fait différent. »

Page 221. cf. citation d’Aristote sur la taille d’une cité. Certes, mais dans les conditions techniques et matérielles de l’époque.

Page 239. Gombrowicz à la plage avec des scarabées.

Des effets de la taille d’une société sur sa dépersonnalisation : les bureaucrates gèrent des flux, des masses, des indicateurs et pas des hommes. Staline : un mort est une tragédie, cent-mille morts de la politique.

Page 250 : Illitch et l’Éthiopie.

Page 270 :. Malheureusement, ça capote parvenu aux perspectives. « Si équilibre il y a, il est moins à chercher dans une attitude idéale que dans le va-et-vient entre attitudes distinctes, voire opposées. » Pourquoi pas mieux ?

Page 275. « Il nous (?) faut reconnaitre que, au point où nous (?) en sommes, adopter la voie (?) de la décroissance n’est pas sans danger. » (Truisme, voire tautologie, le prédicat ne disant rien de plus que le sujet)

Page 278. Il vire même au recours au religieux, à la divinité comme instance imposant des limites, et au plaidoyer pour le christianisme (page 301). Le vrai, bien sûr, celui des origines, non pas celui qui a été dévoyé par les gnostiques ou les bureaucrates de la charité.

Page 303 : « Citoyens, le XIXe siècle est grand, mais le XXe sera heureux ! » (Victor Hugo)

Page 305. « Les hommes commencent à comprendre que non seulement le palais ne sera jamais terminé, mais qu’il s’écroule sur eux, et qu’au lieu de mener la vie de château, c’est dans ses ruines qu’il leur faudra apprendre à vivre. » (encore ce « nous », particulièrement malvenu pour soutenir que [phrase précédente] « depuis deux siècles, les hommes vivent dans un chantier permanent. » Mais qui sont les architectes, les promoteurs, les chefs de chantier et les manards ?)

Page 307. Vacuité de l’idée de solidarité internationale, de sentiment d’appartenance à une commune humanité ?

Page 312. Critique de l’injonction à être responsable pour la planète : « nous déplorons la destruction de la forêt tropicale que nous sommes incapables d’empêcher, et nous laissons défigurer notre environnement immédiat que nous pourrions défendre, nous laissons massacrer l’endroit où nous avons grandi. » (Sept occurrences de « nous »…)

Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?

Jacques Ellul. La Table Ronde, 2018

Tout de même beaucoup plus théologique que sociologique ou historique… Et un ton très assertif, raide même, d’un homme plus en colère qu’en réflexion. Curieuse position d’énonciation. Peut-on avoir raison contre tous dans son monde ? À quoi bon alors le crier ? Suffit-il d’asséner sa lecture du problème et ses solutions (travailler deux heures par jour) pour rendre la lumière aux aveugles, dissiper les illusions ?

https://www.editionslatableronde.fr/pour-qui-pour-quoi-travaillons-nous/9782710386032

https://www.les-crises.fr/pour-qui-pour-quoi-travaillons-nous-jacques-ellul/

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2014_num_94_1_1816_t7_0101_0000_2

http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/19/07/2013/Jacques-Ellul%2C-Pour-qui%2C-pourquoi-travaillons-nous-Editions-de-La-Table-Ronde%2C-2013%2C-lu-par-Patricia-Doukhan