Le continent du Tout et du presque Rien

Sami Tchak, JC Lattès, 2021.

C’est grinçant, voire sardonique : sans doute de l’ordre du règlement de comptes entre intellectuels, voire pour l’auteur lui-même, en regard de son parcours. Peut-être aussi parce qu’il en reste aux conditions d’emploi de l’ethnologue (le choix de son « terrain », l’enquête si artificielle dans le village visité, les mesquineries du monde universitaire), et n’aborde guère son travail de fond (comment connaitre l’autre, comment en rendre compte).

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/26/le-continent-du-tout-et-du-presque-rien-les-tribulations-intellectuelles-de-sami-tchak_6107326_3212.html

Pas né de la dernière pluie. La science de la confiance et de la crédulité

Hugo Mercier, humenSciences, 2022.

Des effets de l’artificialisation (en particulier l’accroissement numérique) du milieu de vie humain sur les facultés cognitives, les jeux de langage, les interactions langagières ordinaires. Tout comme chacun se nourrit désormais de la Terre entière, chacun est en relation potentielle avec n’importe quel autre individu de l’espèce parmi sept-milliards. D’où le poids considérable des institutions, États ou bien médias.

Explorer minutieusement toutes ces questions de crédulité, de vigilance cognitive, revient à étudier les usages du langage : c’est précieux !

Son cadre de référence : la psychologie cognitive évolutionniste. Il est effectivement plus intéressant de s’appuyer sur des arguments historiques, donc que sociaux, que seulement biologique (le fonctionnement cérébral, censé éclairer les mécanismes cognitifs). Pour autant, ça donne une approche mono disciplinaire forcément étroite, à la seule échelle d’une personne.

Il s’en prend à une question monumentale : comment se construisent les représentations usuelles, les opinions, les croyances quant aux fonctionnements sociaux, biologiques, physiques ? Comment les influencer ? Mais il se la pose du point de vue des dominants, de ceux qui sont en mesure de prétendre détenir la vérité, qui ont besoin de convaincre, de persuader, de faire agir, en particulier par les moyens de la propagande. Et puis son champ se limite aux propositions discutables, portées par le langage : ce que chacun fait de ce qu’on lui dit, des messages, des informations, des idées dont il est destinataire.

Dans son approche : l’origine de nos croyances est d’abord notre expérience immédiate, intégrée sous forme d’intuition. Je vois bien que la terre est plate (ou bosselée), que le soleil se déplace dans le ciel. J’ai certaines relations avec ma famille, mes amis, mes collègues, et suis alors enclin à considérer qu’il s’agit de relations ordinaires entre les humains, que les attitudes et comportements à cette échelle peuvent être généralisés, transférer à l’échelle des groupes plus importants dans lesquels nous vivons à l’ère des médias et des institutions de masse. J’ai un certain rapport au temps, à l’espace (mon milieu de vie, au sens de phone), qui influence ce que je peux comprendre de ce qui se joue à d’autres échelles (et ces jeux complexes sont d’abord langagiers).

Page 17. Ses exemples de crédulité et montre surtout les limites d’une grille de lecture cognitive, pour comprendre des phénomènes qui sont aussi, simultanément (qui « sont » au sens de « qui doivent être décrits ») holistiques, sociologiques, inconscient, etc. il y a pourtant de conception polie tique forte derrière l’affirmation que les masses sont manipulables : celle des apprentis manipulateurs (compris Marx avec son socialisme à prétention scientifique, attribuant aux philosophes la responsabilité de « transformer le monde »)

Page 30. la transmission intergénérationnelle n’est pas univoque, simple, directe. L’enfant résiste, filtre, apprend à apprendre comme à apprendre autre chose, autrement, apprendre à faire à sa façon, à parler comme il peut, comme il veut, et pas seulement comme il doit. Exemple de l’alimentation : comment sait-on, apprend-on ce qui est comestible, bénéfique, dangereux ? (Au-delà de la question inné/acquis, pas très intéressante)

« À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes. » (Marx et Engels, L’idéologie allemande)

Âge 34. On n’adopte pas des idées en fonction de l’offre, quelle que soit la capacité de persuasion du publicitaire, du tribun ou du gourou, mais en fonction de la demande, c’est-à-dire de ses besoins, de ses convictions présentes, de « ce qui nous parle », plus ou moins.

Logique évolutionniste : peut-on comprendre un comportement culturel complexe (construction d’un habitat, cri d’alerte) selon le seul critère de la « survie du plus apte », la transmission de caractère favorable à l’organisme ?

Page 54. Toute communication doit avoir un degré minimal de fiabilité pour être utile au récepteur comme à l’émetteur, et justifier son cout.

Page 62. À propos des systèmes 1 et 2 de Daniel Kahneman (Thinking fast and slow) : trop simpliste dans un découpage crédulité vs esprit critique.

Page 68 et suivantes : analogie avec eux l’alimentation. L’être humain omnivore doit faire le tri dans tout ce qu’il lui est possible et nécessaire de manger, sans se contenter de règles simples de communication comme ce peut être le cas pour des espèces spécialisées sur un seul type d’aliments.

Page 90 et suivantes. De la force du « contrôle de plausibilité » et du raisonnement comme mécanismes favorisant « la vigilance ouverte ». Mais c’est un peu court de réduire la question d’un changement de paradigme scientifique, comme les arguments antivaccins, à cette approche de psychologie cognitive : il y a aussi question d’enjeux politiques, institutionnels, d’implication subjective.

Page 101. « Regarder une personne en train de faire son travail – un athlète professionnel, un artisan doué –, cela peut être une grande source de plaisir. » « Compétences porn ». Parce que source d’apprentissage ?

Page 135. « Mettre l’accord sur la diligence – les efforts que font les autres pour nous communiquer des informations utiles – plutôt que sur l’intention de tromper change la perspective. Au lieu de traquer le mensonge, c’est-à-dire une raison de rejeter un message, nous devrions traquer la diligence, c’est-à-dire une raison d’accepter et un message. Ce serait plus logique du point de vue de la vigilance ouverte, car nous n’aurions plus qu’à rejeter ce qu’on nous dit en l’absence de certains signaux nous suggérant que nos interlocuteurs font preuve d’une diligence suffisante à notre égard », c’est-à-dire qu’il y a convergence d’intérêts ou de motivations.

Page 143. Critique de la contagion émotionnelle : il a sans doute raison à l’échelle d’une foule ; ça me parait plus court sur le seul critère de la performance évolutionniste (il serait trop simple de manipuler autrui en jouant de ses émotions par des messages faux et performatif comme des cris d’alerte). Il préfère en tout cas la notion de « vigilance émotionnelle », pour moduler la réaction (mais même la notion de « contagion » pour une infection n’implique pas la circulation à l’identique d’une maladie, il y a bien variabilité idiosyncrasie des réactions physiologiques).

Page 156. Exemple de foule raisonnable, à la violence très circonscrite, loin des déplorations des réactionnaires. Bon, il y a tout de même eu quelques massacres le 4 septembre 1792…

Chapitre 10 la circulation des rumeurs est un phénomène bien trop complexe pour expliquer correctement par le seul angle de la psychologie cognitive évolutionniste. Il aboutit d’ailleurs à des recommandations de vigilance un peu légère !

Page 245. Je pratique la religion de mon contexte propre, quelles que soient ses prétentions universelles.

Page 322. « À l’exception des sciences qui reposent presque entièrement sur les maths (et même dans ce cas ?), toute idée doit pouvoir être communiquée avec une clarté suffisante pour qu’un lecteur instruit et attentif puisse l’appréhender. Si on a sous les yeux une bouillie de mots compliqués, si on y comprend toujours rien même après quelques efforts, même avec tout le contexte, c’est qu’il n’y a rien à comprendre. »

https://www.humensciences.com/livre/Pas-ne-de-la-derniere-pluie/116

https://www.afis.org/Pas-ne-de-la-derniere-pluie

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/10/07/pas-ne-de-la-derniere-pluie-d-hugo-mercier-pas-si-dupes_6144898_3260.html

Histoire de l’habitat idéal – De l’Orient vers l’Occident

Augustin Berque, Éditions du Félin, 2010.

https://editionsdufelin.com/livre/histoire-de-lhabitat-ideal

Page 65. « L’ermite, ressortissant volontaire de l’érème, n’est telle que parce qu’il y a la ville pour donner du sens à son ascèse. Faute de quoi l’histoire, qui est mondaine et urbaine, n’en aurait rien retenu. Ce que pratique l’ermite, c’est une inversion de l’urbanité, non pas une érémité dans l’absolu. Et s’il le fait, c’est dans un geste qui, d’abord, l’abstrait de l’urbanité du monde, qu’il méprise et aux convenances duquel il préfère sa convenance personnelle. »

Page 77. L’érémitisme (la marginalité, la sédition en général ?) est une inversion du monde, pas son abolition.

Page 72. Principe de Xie Lingyun : voir le paysage, mais pas le travail qu’il a produit, et se penser donc seul devant la nature.

Page 92. Principe de la grotte de Pan (du nom de la grotte consacrée au dieu, plutôt qu’un temple, sur l’acropole d’Athènes) : « subtilisation par la ville de quelque chose qui, au départ, lui était extérieur (relevant du monde paysan) et qu’elle s’approprie pour le réinterpréter en quelque chose qui est son inverse propre (la nature), mais qu’elle diffusera ensuite à partir d’elle-même et pour elle-même. » (donc hors de portée des paysans)

Page 123. « L’observateur du paysage le contemple socialement et symboliquement du haut d’une muraille qui à la fois le protège et l’abstrait d’un rapport utilitaire à l’environnement. En même temps, néanmoins, l’auteur de ce regard est individuellement et physiquement engagé dans l’environnement. […] Il ne s’agit pas d’une contemplation à distance par document interposé. »

Page 184. « Comment peut-on enclore l’incommensurable dans un lieu quelconque ? Par chorésie, c’est-à-dire transformation, à la fois par la technique et le symbole, de l’étendue en espace. » (À l’exemple du jardin zen, lieu de la nature érémitique).

Il est d’une créativité lexicale conceptuelle indéniable, et d’une certaine efficacité pour décrire les fondements de nos sociétés, leurs trajectoires. Deux limites : le binarisme, même pas dialectique (en route vers la destruction) ; la logomachie, ou le monologue, il faut rentrer dans son vocabulaire propre pour suivre son raisonnement. S’adresser à autrui, c’est tout de même accepté d’utiliser essentiellement les mêmes mots que lui, en se les appropriant certes, mais en partageant ensuite ce qu’on en interprète.

Une très belle piste, et un enjeu vertigineux pour Dire Le Travail : la forclusion du travail médial.

Quand les plantes n’en font qu’à leur tête – Concevoir un monde sans production ni économie

Dusan Kasic, La Découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/quand_les_plantes_n_en_font_qu_a_leur_tete-9782359252125

https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2022-07-desquesne-quand-les-plantes-n-en-font-qu-a-leur-tete/11007

Il joue le jeu : lui-même raconte son travail de thésard, ses recherches, ses bifurcations, un rendez-vous décisif avec sa directrice de thèse, ses rencontres avec les paysans qu’il sollicite pour sa recherche.

Son attention au travail réel, subjectif lui permet aussi de comprendre des versants plus sombres de l’activité, par exemple les techniciens de l’INRA qui manipulent les tomates comme des « objets industriels ».

Bien des ambitions :

  • En épistémologie de l’anthropologie : à quoi bon, comment raconter des histoires ? Que faire de la parole des enquêtés, de ce qu’ils veulent bien dire à l’enquêteur ? Quelle interaction de travail avec eux (par exemple pour se démarquer de l’étiquette INRA, ou encore en mettant la main à la pâte, se rendre utile) ?
  • La singularité de chaque parole : relations avec les plantes, attribution de caractéristiques réservée aux humains voire aux animaux (d’où quelques pages sur le refus de tuer pour manger de la viande : arracher un fruit, déterrer une plante, l’ébouillanter, la réduire en purée, est-ce encore respecter le vivant ?). Intelligence, pourquoi pas, en tout cas sensibilité au son, à la lumière.
  • Propos politique sur l’hégémonie de la production (et alors du productivisme, de la réduction de toute activité à une prestation marchande).
  • Sur la forme : pas un essai, beaucoup d’histoires, impliquées, montrant aussi le travail du chercheur.
  • Confrontation entre discours savants d’économistes et vernaculaires : ce qu’on se dit à soi, entre pairs, et surtout pas au savant, parce qu’on n’y pense pas, parce qu’on sait son discours disqualifié, parce que c’est un discours surtout pratique, pragmatique, non pas tant orienté vers la science (le savoir) que vers le pratique (il faut que ça marche). « Comment prendre suffisamment au sérieux les discours qui m’étaient rapportés, c’est-à-dire comment faire littéralement émerger d’autres types de réalités du monde agricole, sans que ces propos soient disqualifiés par le discours naturaliste renvoyant du côté des représentations, des valeurs, des métaphores, des subjectivités, des croyances, de la symbolique ou encore de l’anthropomorphisme ? »

Ce qui manque : la relation de travail entre l’homme et la plante (et si l’un travail, pourquoi ne pas dire que l’autre aussi, tant la plante a bien ses marges de manœuvre, ses initiatives, n’en fait parfois « qu’à sa tête ») se tient dans un certain cadre technique, économique, social. Il faut bien faire aussi avec tout le reste. La question majeure n’est pas l’option théoricopolitique entre capitalisme, socialisme et décroissance, mais le travail et la vie commune dans un monde où on ne pourra plus réparer le GPS du tracteur faute de puces, où il n’y aura plus de vaccins ou de produits phytosanitaires adaptés, et même, ça viendra, plus d’essence dans la tronçonneuse. Comment faire alors ? Ce sont bien les paysans qui sont les plus avancés dans ce qui ne disparaitra jamais, la nécessaire coopération avec le vivant.

Les scènes passionnantes : la confrontation de deux mondes, dont des controverses qui tournent court.

Et quid du destinataire, appelé en « Économique » le consommateur du produit ? Comment dire la relation de « consommation » avec la même distance que celle de production ?

La renonciation à l’identité – Défense contre l’anéantissement

Georges Devereux, 1964. Payot, 2009.

Il peut être protecteur de résister à la volonté de l’autre de me guérir. Il peut être salutaire de l’empêcher d’y parvenir : en me comprenant, il prend le pouvoir sur moi.
La raison d’être du thérapeute est alors d’ouvrir les potentialités plutôt que de traiter les symptômes en identifiant et surmontant les résistances. Chercher ensemble où il y a des possibles.

La préface est passionnante, le reste trop ardu et peu accessible pour moi. Je ne peux pas tout lire.

https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/la-renonciation-%C3%A0-lidentit%C3%A9-9782228923002

http://www.centreosiris.org/documentation/centre-de-documentation/article/la-renonciation-a-l-identite-defense-contre-l-aneantissement

https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2007-3-page-47.htm

Quelqu’un à qui parler. Une histoire de la voix intérieure

Victor Rosenthal, PUF, 2019.

Et si l’écriture, comme processus, avait d’abord une dimension d’entrainement à la vie sociale, en soutenant la voix intérieure façon « atelier d’Alice » ? (Page 44)

« Entendre une voix intérieure » (page 50, celle de l’auteur d’un texte) : abus de langage ? Qu’est-ce qu’on entend par « entendre » ? Tout comme « voix », pour désigner un phénomène silencieux ? Est-ce que ce livre tient encore si on invente un autre nom, pour éviter le quiproquo, la confusion ? Il faut bien faire avec la polysémie, l’utilisation d’un même mot pour désigner des réalités différentes. Être lucide ?

Page 71. La voix intérieure comme support à l’autonomisation du sujet vis-à-vis de la norme sociale, il dit même du « prescrit » ! Il est en effet quelque chose qui appartient en propre au sujet, qui lui appartient au plus haut point, qui est on ne peut plus difficile à partager : ce qu’on se dit à soi-même, ce qu’on élabore pour soi.

Page 74. Enseigner, c’est à la fois apprendre à ne pas trop réfléchir, en assimilant, en incorporant des routines, des évidences, des certitudes, mais aussi apprendre à réfléchir, pour se convaincre, s’exercer à penser par soi-même, à ses propres jugements et convictions. Par exemple : apprendre à regarder la Joconde.

Peut-être une question clé de l’apprentissage : à ce moment-là, qu’est ce que vous vous êtes dit ?

Page 116. Citation de Bakhtine. Atelier avec l’intelligence artificielle, qui procède ainsi : créer des suites de mots à partir d’un stock existant. Quelle différence, alors, entre la vie et le calcul ?

Renverser le test de Turing : est-ce qu’un système IA serait capable de distinguer un humain d’un ordinateur ?

Page 118. Principe d’adressivité : « Tout propos, dit ou écrit, proféré à haute voix ou dans son for intérieur, est toujours, nécessairement, adressé à un destinataire, à un public. »

Page 135 : (début de) liste des modes de parole à soi

Page 150. L’organe vocal est d’une complexité considérable, d’autant qu’il emprunte à quantité d’organes qui n’ont rien à voir avec la vocalisation (bouche, mâchoires, nez, gorge, affectés à l’alimentation ou la respiration). On parle, mange, respire par le même orifice. Quelle curieuse machine !

Page 160. Citation de Israël Joshua Singer, La Famille Karnovski

La voix comme instance de mise en relation entre le corps, au sens le plus matériel, et le psychisme, ce que j’ai à dire (et pas seulement la parole, plus abstraite : la voix, avec ses accents, ses ratés, ses dérapages, ses emportements, ses résonances).

La lecture comme voix intérieure : est ce que je lis avec mon accent propre ?

Page 258. Concept de « fictionnement »

https://www.philomag.com/livres/quelquun-qui-parler-une-histoire-de-la-voix-interieure

https://www.puf.com/content/Quelquun_%C3%A0_qui_parler

https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/langues-et-langage-en-societe/miscellanees/la-voix-interieure

https://www.rfi.fr/fr/emission/20190331-rosenthal-victor-psychologue-anthropologue-histoire-vie-interieure

Entretiens avec Claude Lévi-Strauss

Georges Charbonnier, Julliard, 1961.

Page 25. Voir une société du dedans ou du dehors (« de l’extérieur »). Que peut-on partager du deuil d’une famille qui n’est pas la sienne, donc « du dehors » ? Mais, si on veut dépasser l’expérience de pensée (et c’est bien le cas de l’ethnologue qui se rend sur « le terrain », beaucoup plus en tout cas que l’historien qui doit se contenter de sources), que fait-on là, au cimetière, si on n’a rien à voir avec le défunt et sa famille ? Si l’ethnologue partage la vie de la société qu’il visite, qu’il a choisi de visiter, qui a négocié, plus ou moins, sa visite auprès d’eux, dans quelle mesure est-il encore à l’extérieur ? Et si l’ethnologue peut accéder, même au sens seulement géographique, à cet autre univers social, c’est bien qu’il est aussi quelque part dedans le même monde, qu’il partage un peu leur forme de vie (et c’est avoir en particulier du point de vue de la langue : les humains les plus étrangers ont toujours réussi par finir à se parler). Mais je dis cela en n’ayant jamais connu cette expérience de l’altérité radicale, à peine celle d’une société non francophone.

Plus perturbant encore : sa revendication de « froideur », de recours à « des indices » (indicateurs ?), et même à des « notes » à attribuer aux sociétés. Difficile de croire qu’il parvienne à mettre ainsi de côté toute empathie avec les humains qui l’accueillent, qui l’hébergent, qui le nourrissent. Il ose pourtant enchainer avec une comparaison audacieuse, effectivement bien froide : la relation entre particules physiques quantiques. Tout comme on ne peut connaitre simultanément la position et la vitesse d’un électron, on ne pourrait pas « chercher à connaitre une société de l’intérieur et la classer de l’extérieur par rapport à d’autres sociétés. » C’est bien peut-être une limite de la préoccupation structuraliste : établir des classements.

Pages 30 et 31. Vision très classique du néolithique : « Tout un ensemble de procédés qui vont permettre aux sociétés humaines, non plus comme aux temps paléolithiques, de vivre au jour le jour, au hasard de la chasse, de la cueillette quotidienne, mais d’accumuler… ». Les artistes rupestres, le maitre des techniques de chasse, les experts de la cueillette des champignons n’apprécieront peut-être pas d’être renvoyés à de l’improvisation quotidienne, à des pratiques hasardeuses. Et l’accumulation des agriculteurs n’est jamais garantie, est toujours menacée parce que les procédés, même les plus modernes, ne suppriment pas les aléas des cultures.

Vision de l’écoulement du temps social absurde : comme si les agriculteurs ou éleveurs novices (!) avaient en ligne de mire, des dizaines de générations à l’avance, le bout du tunnel du paradis néolithique, « quelque chose d’utilisable ». Il est victime, un peu pitoyable je trouve, de la substantivation du « chasseur-cueilleur du paléolithique qui s’essaie aux pratiques agricoles », qui passerait donc, à force d’obstination, du stade novice au stade expert, qui incarnerait à lui tout seul « la révolution néolithique ». Essayez d’imaginer des humains faire des expériences, s’échiner à planter quelques graines, amadouer quelques aurochs, enfin, juste pour voir, ou alors en se disant « ça finira bien par se transformer en froment ou en bœuf, un peu de patience ». C’est profondément cas contradictoire avec une caractéristique essentielle du vivant : chaque individu vit au maximum, de son mieux, avec de bonnes raisons de faire ce qu’il fait, avec des bénéfices immédiats et concrets pour lui. Personne ne reste novice. Le noviciat n’a de sens que dans la perspective de devenir expert, à l’échelle d’une vie humaine. Même aujourd’hui, où le développement des sciences a considérablement élargi les horizons temporels, personne ne travaille pour les générations à venir, à moins d’être très conscient que ce serait aussi son intérêt à court terme.

Ce qui ne va pas, dans le fond : c’est une vision déterministe, téléologique de l’histoire, là aussi vu « de l’extérieur », c’est-à-dire non pas du point de vue de Sirius, mais du point de vue d’une autre société humaine, tout en haut de la hiérarchie, de la pyramide des sociétés, « développée » (qui considère qu’elle a fini de se…). Deux erreurs majeures : les autres sociétés ne sont que des stades antérieurs de développement, « primitives » ; la nôtre est aboutie. Tout le vivant montre le contraire : chaque être, chaque écosystème est abouti, ou plus exactement vit de son mieux, est engagé dans une dynamique optimale de développement. Il n’y a pas d’être ébauche, croquis, esquisse d’êtres à venir. Même un embryon est très adapté à son milieu. Même un bébé se débrouille, en général, y parvient dans la plupart des cas, pour qu’on s’occupe de lui.

Est-ce encore vrai pour les techniques ? Y a-t-il eu « des ébauches d’écriture » (page 32) ? Non, pas plus qu’un téléphone à quatre ans et un fils et une ébauche de Smartphones. Oui, parce qu’il y a une démarche consciente, volontariste de perfectionnement de la part de l’ingénieur (et c’est une métaphore parasite ensuite la biologie ou l’histoire, à la recherche d’un deus ex-machina de l’évolution du vivant et des sociétés).

Page 40. De nouveau « ébauche », cette fois « de société politique et de gouvernement ». Cette récurrence est significative du poids des représentations d’une époque, y compris (surtout ?) chez des intellectuels.

Page 62. « Niveaux d’authenticité » : correspond assez bien l’idée qu’une décision doit être prise au plus près des individus qui sont en mesure de l’assumer par leur activité.

« Le fait de posséder une automobile ne m’apparait pas comme un avantage intrinsèque, c’est une défense indispensable, dans une société où d’autres gens ont une automobile ; mais si je pouvais choisir, et si tous mes contemporains voulaient bien y renoncer aussi, avec quel soulagement porterais-je la mienne au rebut ! »