Pierre Steiner, Le Cerf, 2023.
https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/19971/la-fabrique-des-pensees
Page 193. On ne pense pas indépendamment d’un objet (au sens fort, extérieur à la conscience, relevant du monde matériel « extérieur », c’est-à-dire hors du soi qui pense ; mais toute cette critique revient apprendre sérieux l’idée qu’il y aurait un « monde intérieur », un soi qui serait en relation avec autre chose en ayant son autonomie propre), et donc d’un contexte. Toute pensée, toute parole est plus ou moins déictique. Même un mot dans le dictionnaire n’est qu’un mot dans un dictionnaire : pourquoi y a-t-il besoin d’énoncer une telle tautologie ?
Il ramène donc à l’intention (le produit de l’intentionnalité) au réel : même la tension qui précède l’action, qu’il anticipait, serait déjà contextuelle. Je n’ai pas d’intention indépendamment de contexte. Page 203. « Avant de penser à la pierre taillée (ou à sa fabrication), le fabricant pense à travers et avec la pierre taillée. »
Page 205. Définition de la technique : non pas un objet d’expérience ou un domaine de l’être (une rationalité, un système, une superstructure), mais avant tout un mode d’expérience du monde. À travailler en atelier d’écriture ? Comme concept à mobiliser pour comprendre le travail qu’on nous raconte ? Leroi-Gourhan : l’outil n’est réellement outil que « dans le geste qui le rend techniquement efficace. » Marcel Mauss, techniques du corps
Page 217. « Tant que l’on réduit la technique à la répétition mécanique, à l’habitude et au machinal, en l’opposant à l’intuition, à la spontanéité, à la créativité, il est impossible de voir ce que la technique fait à l’agir humain. »
Impressionnant de minutie : il décortique chaque argument, chaque terme, en semblant maitriser tout un argumentaire, un nombre considérable de références parfois très précises. Tout de même, au détriment de ce que je suis capable d’assimiler.
Pas toujours sûr qu’il s’applique à lui-même ce qu’il soutient quant au langage, à commencer par son usage du mot « penser ». Ce que je comprends : comment les êtres parlants se débrouillent-ils de devoir manipuler un nombre nécessairement limité de mots pour dire quelque chose d’une réalité toujours singulière ? Plus encore, de règles de grammaire (de calcul mathématique) nécessairement rigides pour saisir des dynamiques toujours subtiles, changeantes ? La loi de la gravité postule que n’importe quelle pomme tombant de n’importe quel pommier tombe de la même façon.
Il ne maitrise pas bien (ou alors je ne situe pas bien la forme de vie dans laquelle il s’exprime, disons sa communauté de lecteurs) ses choix de genre textuel (entre considérations générales et exemples concrets). Il serait intéressant de chercher autre chose : études de cas (comme « une conversation fatale »), jeu avec le lecteur qui pense, qui conceptualise, qui juge.
Page 332. « Penser la même chose, ce n’est pas seulement pouvoir exprimer la même proposition, c’est partager une posture semblable identique, non pas en ayant la même pensée (ce serait une tautologie), mais en partageant les mêmes intérêts, et en déployant les mêmes engagements, théoriques et pratiques. »
Page 327. Exemple d’une tentative de synthèse peu réussie, par excès de concepts redéfinis par lui (présence, inscription, accès, mis en relation, visée, jugement, situation, sens, capacité, dépendance, faire partie du monde, technique, usage, signe. Ouf !).
Page 336 et suivantes : trois dimensions du concept
Page 355. « Apprendre un mot, ce n’est pas d’abord apprendre sa référence. C’est devenir le membre d’une communauté, être initié à des pratiques : produire des actions appropriées dans certaines circonstances. »
Page 360. Comment combler l’écart entre expression et application de la règle ? Entre ce que j’en dis, ce que je dis de ce que je dois faire dans telle circonstance, et ce que je fais en pratique.
Impressionnant usage du discours, mais sans doute familier pour les publics des revues de philosophie. C’est quand même fort d’être ainsi immergé dans un champ intellectuel, et alors un jeu de langage : une forme de grande spécialisation, comme Hélion et la peinture, Christian Merlin et la musique orchestrale, idem pour les mathématiques, la gastronomie, quand elles deviennent des obsessions, des milieux de vie, des rapports au langage spécifique au point de constituer un cercle d’initiés.
Plus précisément : il est indiscutablement très à l’aise dans la logorrhée, pour enchainer avec un grand aplomb des raisonnements subtil, décortiquant les problèmes ; moins assuré, me semble-t-il, sur le long cours, à l’échelle du chapitre ou du livre. Je ne perçois pas bien la structure du propos, l’arc argumentatif, et simplement la chute : pourquoi s’arrêter à cet endroit du raisonnement ? Il lui manque l’art de la narration argumentatif.
Tout de même, il ouvre quelques perspectives fascinantes pour décortiquer les techniques usuelles du langage. Mais à quoi bon le décortiquer, en faire des objets de cogitations philosophiques ? Il est curieux de décrire doctement des scènes de la vie quotidienne, que n’importe qui interprète ordinairement sans difficulté, en en faisant des pensums philosophiques inaccessibles aux non avertis. Peut-être que le philosophe fait semblant de ne pas comprendre, ou se laisse duper par son amour de la langue sophistiquée, fait de la poésie conceptuelle, abuse du jeu de langage ?