Qu’est-ce que la pensée ?

Pierre Steiner, Vrin, 2017.

Oser penser (dire ?) que la question est d’emblée tordue ? Qu’il faudrait peut-être se demander d’abord ce que signifie la copule « être » ? Elle embarque sur des tentatives de définition nécessairement hasardeuse, au mieux tautologique : je pense, donc je pense. Le philosophe fait son métier : il ajoute un opus à une collection au projet éditorial simple, discuter d’un concept qui serait susceptible de définition, vous avez 100 pages. Alors, il les remplit. Un jeu de langage en soi. Pourquoi, alors qu’il n’est clairement pas classique, caustique même à l’égard de la tradition, n’opte-t-il pas pour une forme plus iconoclaste ? Il tente quelques affirmations de la vie ordinaire, manifestant des usages du mot « penser » qui donnent à méditer, mais pour enchainer sur de longues considérations systématiques, discours d’initiés plutôt que de vulgarisation. De la difficulté à transmettre à celles et ceux qui n’en sont pas encore au fait.

Une curiosité : son inclination à aller chercher chez Wittgenstein certes quelques aphorismes, mais aussi des exemples concrets du langage d’utilisation du langage significatif de son approche (à commencer par le canard lapin de la couverture).

Faut-il insister avec cet auteur ? Ce type de lecture ? Je sais que ça existe, que je peux y revenir le cas échéant, si besoin, le jour.

S’applique-t-il à lui-même ce qu’il dit de la connaissance, du langage, de la « conception adverbiale » de sa propre pensée ? Se pose-t-il des questions didactiques d’accès à ce qu’il a à dire à celles et ceux qu’il souhaite convaincre, éduquer, débattre ?

https://www.vrin.fr/livre/9782711627035/quest-ce-que-la-pensee

Wittgenstein. Philosophie, logique, thérapeuthique

Grahame Lock, PUF, 1992

https://www.puf.com/wittgenstein-philosophie-logique-therapeutique

https://www.cairn.info/wittgenstein-philosophie-logique-therapeutique–9782130443087.htm

L’idée fondamentale du Tractatus

Ce premier livre est bien une fin : tout l’effort consiste à solder l’héritage de Frege et de Russell, donc en poursuivant, même pour y mettre un terme, leur conversation à propos de la logique, leur tentative de la fonder de façon définitive. Il faut bien commencer par discuter des thèses en cours, prendre la conversation de travail là où elle en est, même dans l’idée d’en dévier le cours. On élabore toujours à partir du patrimoine, y compris dans l’approche consistant à poser des définitions pour tenter d’imposer sa conception de ce qui est clair et de ce qui ne l’est pas.

L’argument essentiel du Tractatus selon Lock : « les constantes logiques ne sont des représentants de rien. » (4.0132) ce que j’essaie de reformuler : il n’y a pas de référent extérieur au langage pour des formulations logiques, rien dans l’ordre d’une réalité à mettre derrière des formulations comme « c’est évident » ou « c’est intuitif ». La logique est entièrement interne au langage (aux signes utilisés par les humains). Même chose pour les affirmations mathématiques, axiomes ou théorèmes.

Que faire (que fais-je ?) des questions et considérations de techniques philosophiques, dont je ne comprends pas grand-chose, sur le moment, et encore moins en essayant d’en parler ? Serait-il possible, mais alors pourquoi personne ne le fait, de résumer la démarche de Wittgenstein de façon succincte, ramassée, comme on est capable de synthétiser une démonstration mathématique ou une thèse scientifique ? Je m’y essaie : Wittgenstein s’en prend à toute substantivation de termes comme « je », la conscience, la sensation, à toute assimilation d’un mot à une chose. Cette formule en soi est significative : je ne peux qu’écrire « pomme », jamais croquer une pomme telle que je l’écris. Même « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange » a un rapport distancié au réel : quel pudding ? Qui le mange ? Qu’est-ce que manger ? On ne peut pas sortir du langage par le langage. Je n’est jamais moi, le moi n’est jamais celui qui parle, et je peux continuer longtemps ainsi sans, par définition, sortir du langage.

Dans sa première période, Wittgenstein se confronte aux questions logiques plus que philosophiques : comment parler de façon sensée du monde, comment tenir un discours cohérent comme peut l’être un enchainement de propositions mathématiques consistant, irréfutable ?

Page 93. Bascule vers la deuxième période : Plutôt que « forme générale de propositions », tableaux, etc., raisonner par famille de structures. « Une proposition » ne désigne jamais tout à fait la même chose, est toujours circonstanciée.

Malgré son volume, sa souplesse et sa complexité, le langage humain n’est finalement qu’un tout petit nombre de mots, de règles de grammaire, pour embarquer tout un monde de choses et de phénomènes en constant changement. Même en notre ère de standardisation industrielle, aucune pomme n’est similaire à une autre, même pas à elle-même au cours du temps, même seulement le temps qu’on en parle.

Le langage de la perception

John L. Austin, Vrin, 1962/2007.

https://www.vrin.fr/livre/9782711617654/le-langage-de-la-perception

La pratique philosophique serait de toujours questionner l’emploi des mots : « que veux-tu dire par là ? » (Ou bien qu’est-ce que tu entends par là, qu’est-ce que tu dis en disant cela ?) Dieu, la liberté, le bien, le réel, directement, percevoir, je, moi, ipséité : mais encore ? Ça consiste en quoi ? « Ce que tu veux dire » : à la fois ce que tu veux signifier (de quoi tu parles) et ce que tu veux produire comme effet en le disant. Ramener au contexte, au particulier, pour ne pas être dupé par la fonction généralisatrice du langage catégorisante, ramenant ce qui est désigné dans l’instant au patrimoine de ce qui a existé, par l’intermédiaire des mots disponibles.

Une question un peu mystérieuse : à quoi bon s’échiner à décortiquer aussi précisément, minutieusement, une conception de la perception de la connaissance du monde que l’on réprouve (l’idée de sens data, défendu par un certain à Hyères) ? Idem pour Bouveresse : qu’est-ce qui me séduit, m’attire chez ces philosophes, leurs jeux de langage auquel je ne participe pas, leurs enjeux institutionnels qui ne sont pas les miens ? Qu’est-ce qui infuse parmi mes propres repères ? Qu’est ce que je cultive comme geste intellectuel ? Je ne suis pas capable d’écrire comme eux, même en faisant semblant. Ou peut-être faudrait-il essayer ? Non, tant il est long de maîtriser un certain usage du langage, de la parole, de l’écrit.

Il faudrait être capable de reprendre cette approche du langage dans le cas de Wittgenstein, au moins pour le Tractatus, pour ne pas s’en laisser compter. Faire le départ entre ce qui relève de la conversation savante en cours entre pairs (en l’occurrence les logiciens) et ce qui touche à un savoir universel, à ce qui est utile au quidam qui manie avec quelques ambitions quelques concepts, voire dans l’ordinaire d’une conversation sur le divin, la science, les croyances, le monde comme il va.

Les philosophes qui jargonnent, qui prétendent cultiver leur propre jardin conceptuel, vont à rebours des usages sociaux et donc éprouvés, sédimentées, patrimonialisés du langage. Bien sûr que chacun, toujours, se réapproprie chaque terme, le singularise, mais ne peut bien longtemps n’en faire qu’à sa tête est toujours plus ou moins soumis à l’usage collectif, doit bien à un moment ou à un autre revenir au sens et pratiques communes.

La fabrique des pensées

Pierre Steiner, Le Cerf, 2023.

https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/19971/la-fabrique-des-pensees

Page 193. On ne pense pas indépendamment d’un objet (au sens fort, extérieur à la conscience, relevant du monde matériel « extérieur », c’est-à-dire hors du soi qui pense ; mais toute cette critique revient apprendre sérieux l’idée qu’il y aurait un « monde intérieur », un soi qui serait en relation avec autre chose en ayant son autonomie propre), et donc d’un contexte. Toute pensée, toute parole est plus ou moins déictique. Même un mot dans le dictionnaire n’est qu’un mot dans un dictionnaire : pourquoi y a-t-il besoin d’énoncer une telle tautologie ?

Il ramène donc à l’intention (le produit de l’intentionnalité) au réel : même la tension qui précède l’action, qu’il anticipait, serait déjà contextuelle. Je n’ai pas d’intention indépendamment de contexte. Page 203. « Avant de penser à la pierre taillée (ou à sa fabrication), le fabricant pense à travers et avec la pierre taillée. »

Page 205. Définition de la technique : non pas un objet d’expérience ou un domaine de l’être (une rationalité, un système, une superstructure), mais avant tout un mode d’expérience du monde. À travailler en atelier d’écriture ? Comme concept à mobiliser pour comprendre le travail qu’on nous raconte ? Leroi-Gourhan : l’outil n’est réellement outil que « dans le geste qui le rend techniquement efficace. » Marcel Mauss, techniques du corps

Page 217. « Tant que l’on réduit la technique à la répétition mécanique, à l’habitude et au machinal, en l’opposant à l’intuition, à la spontanéité, à la créativité, il est impossible de voir ce que la technique fait à l’agir humain. »

Impressionnant de minutie : il décortique chaque argument, chaque terme, en semblant maitriser tout un argumentaire, un nombre considérable de références parfois très précises. Tout de même, au détriment de ce que je suis capable d’assimiler.

Pas toujours sûr qu’il s’applique à lui-même ce qu’il soutient quant au langage, à commencer par son usage du mot « penser ». Ce que je comprends : comment les êtres parlants se débrouillent-ils de devoir manipuler un nombre nécessairement limité de mots pour dire quelque chose d’une réalité toujours singulière ? Plus encore, de règles de grammaire (de calcul mathématique) nécessairement rigides pour saisir des dynamiques toujours subtiles, changeantes ? La loi de la gravité postule que n’importe quelle pomme tombant de n’importe quel pommier tombe de la même façon.

Il ne maitrise pas bien (ou alors je ne situe pas bien la forme de vie dans laquelle il s’exprime, disons sa communauté de lecteurs) ses choix de genre textuel (entre considérations générales et exemples concrets). Il serait intéressant de chercher autre chose : études de cas (comme « une conversation fatale »), jeu avec le lecteur qui pense, qui conceptualise, qui juge.

Page 332. « Penser la même chose, ce n’est pas seulement pouvoir exprimer la même proposition, c’est partager une posture semblable identique, non pas en ayant la même pensée (ce serait une tautologie), mais en partageant les mêmes intérêts, et en déployant les mêmes engagements, théoriques et pratiques. »

Page 327. Exemple d’une tentative de synthèse peu réussie, par excès de concepts redéfinis par lui (présence, inscription, accès, mis en relation, visée, jugement, situation, sens, capacité, dépendance, faire partie du monde, technique, usage, signe. Ouf !).

Page 336 et suivantes : trois dimensions du concept

Page 355. « Apprendre un mot, ce n’est pas d’abord apprendre sa référence. C’est devenir le membre d’une communauté, être initié à des pratiques : produire des actions appropriées dans certaines circonstances. »

Page 360. Comment combler l’écart entre expression et application de la règle ? Entre ce que j’en dis, ce que je dis de ce que je dois faire dans telle circonstance, et ce que je fais en pratique.

Impressionnant usage du discours, mais sans doute familier pour les publics des revues de philosophie. C’est quand même fort d’être ainsi immergé dans un champ intellectuel, et alors un jeu de langage : une forme de grande spécialisation, comme Hélion et la peinture, Christian Merlin et la musique orchestrale, idem pour les mathématiques, la gastronomie, quand elles deviennent des obsessions, des milieux de vie, des rapports au langage spécifique au point de constituer un cercle d’initiés.

Plus précisément : il est indiscutablement très à l’aise dans la logorrhée, pour enchainer avec un grand aplomb des raisonnements subtil, décortiquant les problèmes ; moins assuré, me semble-t-il, sur le long cours, à l’échelle du chapitre ou du livre. Je ne perçois pas bien la structure du propos, l’arc argumentatif, et simplement la chute : pourquoi s’arrêter à cet endroit du raisonnement ? Il lui manque l’art de la narration argumentatif.

Tout de même, il ouvre quelques perspectives fascinantes pour décortiquer les techniques usuelles du langage. Mais à quoi bon le décortiquer, en faire des objets de cogitations philosophiques ? Il est curieux de décrire doctement des scènes de la vie quotidienne, que n’importe qui interprète ordinairement sans difficulté, en en faisant des pensums philosophiques inaccessibles aux non avertis. Peut-être que le philosophe fait semblant de ne pas comprendre, ou se laisse duper par son amour de la langue sophistiquée, fait de la poésie conceptuelle, abuse du jeu de langage ?