Très intéressant en lire en parallèle à « Les vagues du langage ». Curieux sentiment que d’être davantage en accord avec une philosophe qu’avec celui qui connait considérablement mieux que moi son œuvre. C’est bien toute la limite de l’exégèse et du commentaire : on peut avoir conscience de ne pas tout comprendre, et avoir tout de même la prétention de ne pas comprendre la même chose, voire, quel toupet, de mieux comprendre. En tout cas autrement. Ou peut-être vu d’une autre forme de vie, parce que je ne suis pas universitaire, contrairement à Bouveresse qui revendique cette appartenance, qui est pris dans ses enjeux, même dans le rôle du trublion. Je cultive la marginalité, au moins intellectuelle, alors je me permets de. Par exemple ne pas partager ce souci de défendre la raison et l’objectivité, rejetant le reste dans le relativisme. Ça me semble tout l’enjeu : garder le cap des règles qui ne sont pas que de convention parce qu’elles participent aussi du monde et pas seulement de la communauté humaine, mais qui n’existent que par leur application par les humains, un par un. Bouveresse est un adepte du raisonnement méticuleux, ce qu’il considère comme de la rigueur : une argumentation pas-à-pas, qui s’appuie sur les textes, ceux de Wittgenstein et d’autres épigones, commentateurs et exégètes. Il est à la recherche de la bonne interprétation. Il démonte celle de Kripke, semble estimer qu’il ouvre la voie à ce qu’a vraiment voulu dire Wittgenstein, et pas autre chose. Mais voilà : n’est-on pas en train de transformer tous les écrits du philosophe en matière à commentaires pour d’autres, là où sa production visait autre chose : éclairer le rôle de la philosophie, tenir un discours sur ce que le langage permet aux humains qui le pratique, en font usage. Bouveresse a-t-il l’ambition de prolonger l’œuvre ? Au moins la démarche ? Est-ce qu’il réfléchissait à son propre jeu de langage ? Quelle est la bonne longueur pour un livre ? Combien de fois faut-il tourner autour d’une question pour pouvoir prétendre l’avoir observée sous toutes les coutures ? Combien faut-il avoir lu de livres, de revues et articles, écouté de colloques et de conférences, pour s’autoriser à soutenir son point de vue ? Que dire aux lecteurs qui leur permettent d’accéder à une signification partagée ? Que faire de ces questions embarrassantes : jeux de langage, forme de vie, suivre une règle, autant d’expressions qui ne peuvent plus avoir le même sens, à présent qu’elles ont été pétries tant de fois par tant de commentateurs, que lorsqu’elles ont été employées pour la première fois par le philosophe. N’est-ce pas alors vain de se poser comme le bon lecteur ?
Cinq récits, sinon de travail, du moins de parcours professionnels : quelques mots sur le milieu social et familial d’origine, la formation initiale (et alors des entrées dans la vie souvent cabossées, avec la séduction d’un métier « de force » pour y trouver un cadre, une implication physique, un rapport à l’ordre, à la loi) ; la vocation initiale ; les premiers pas qui confortent le choix ; les premières déconvenues qui ne découragent pas ; la progression de carrière, comme quoi c’est possible ; les bisbilles qui s’accumulent, chamailleries qui tournent à l’aigre, qui déboussolent ; les conflits ouverts, fortement interpersonnels, avec parfois un brin de syndicalisme.
Ça ne fonctionne pas bien. D’abord parce qu’on ne voit pas grand-chose du travail ordinaire, qui reste à l’arrière-plan : l’activité au quotidien, dans les bureaux ou dans la rue, ce qu’on fait et ce que ça fait à celui qui le fait.
Ensuite parce que le rédacteur est un narrateur extérieur : on ne sait trop qui, qui se pose en intermédiaire entre le personnage et le public, pour expliquer sa vie autant que pour la raconter. Cela donne l’impression d’une plaidoirie (pas très bien écrite) d’avocat, retraçant le parcours de son client, expliquant au ministère public le triste sort qui lui a été fait. Le lecteur se trouve pris dans le triangle victime (le brave policier, qui ne comprend pas bien ce qui lui arrive, se démène de son mieux, avec peut-être les quelques défauts qui le rendent d’autant plus humain, dans le fond) – bourreau (l’administration générale, puisque c’est la cible du livre, mais en fait souvent sous le visage d’un chef patibulaire, qui met du sien pour faire du mal, et que personne n’ose arrêter) – sauveur (celui qui donne la parole à l’opprimé).
Peut-être une limite de l’approche « lanceurs d’alerte » : le travailleur isolé qui crie à la fenêtre, alors que le dialogue sur le travail avec ses collègues est devenu impossible.
Beaucoup d’intentions séduisantes : une focale particulière, concentrant le propos sur la durée d’une année civile ; une épistémologie qui cherche à saisir la complexité autrement que par la description objective, l’exposé des faits, les explications causales, des emboitements de perspectives ; une posture d’auteure impliquée, se montrant au travail ; les objets historiques marginaux dans l’historiographie classique.
1. Mais pourquoi l’année ? Qui plus est dans un calendrier qui n’est pas celui en usage à l’époque ? « L’an six », ça aurait eu de l’allure ! Malgré une rapide allusion aux almanachs en introduction, le propos n’est pas du tout ancré dans une saisonnalité, au temps des repères calendaires spécifiques au rythme annuel. Et le même traitement aurait sans doute pu être appliqué à l’année précédente, ou à la suivante, pourquoi pas au trio 1796 – 1798. Parce que c’est bien son sujet, explicitement annoncé : la période qui termine la Révolution française et qui va déboucher sur le consulat.
L’année n’est pas (du tout) traitée comme objet en soi. Elle est toujours considérée comme un moment d’évolution à d’autres échelles de temps, plus petites. Elle est d’emblée pointée comme singulière parce que sans « grand-événements », sans perspectives de commémorations décennales, et ne vaudrait alors que rapportée à d’autres années d’importance, à commencer par 1789 (« l’année ou… »). Mais elle est ensuite ignorée, pas du tout substantivée, même sous le petit nom que l’auteur lui attribue, « 97 ».
2. L’approche épistémologique est de tirer au maximum sur la ficelle métaphorique de la météorologie (je n’avais jamais réalisé qu’il y a ce « ro » après « météo », pour désigner la diversité des phénomènes atmosphériques). Au risque d’être brumeux… C’est l’impressionnisme, ou Turner, qui l’emporte, plutôt que des grands peintres naturalistes américains (Albert Biestadt). C’est l’esthétique qui domine : c’est aérien, éthéré même, donc plaisant, mais finalement pas très consistant à mon gout. Comme si on laissait au lecteur la responsabilité d’en dégager un peu de sens, d’identifier les fronts froids et les fronts chauds.
3. L’abus de métaphore n’empêche pas une lecture platement déterministe, téléologique : la naissance de, la fin de, la transition entre, les premiers pas de (ce qui va advenir, ce qui est advenu, la suite que le lecteur connait bien). Peu d’aléas climatiques dans cette météo !
4. Une auteure qui s’expose, qui ne prétend pas faire œuvre objective, mais qui semble vouloir surtout se justifier, voire se regarder écrire, plus ce que montrer son travail artisanal.
5. Ce n’est pas (du tout) de l’histoire politique ou sociale classique, et les Soboul et consorts paraissent bien désuets d’un coup. Mais c’est une histoire très intellectuelle, parce que fondée sur des auteurs, des commentateurs de l’époque. Ils sont considérés comme connus, et le propos verse souvent dans le méta discours plutôt que de récits.
Plus ambitieux que convaincant au final, dommage. À suivre ? Comment aurait-il fallu s’y prendre ? Pour en faire quoi ?
Platonisme : une signification existe indépendamment des êtres parlants qui s’expriment. D’une façon ou d’une autre, celui qui emploie un mot est censé s’y référer. Celui qui l’écoute pourrait mesurer les écarts à la référence (qui est plus qu’une norme sociale, qu’une convention, qu’une transaction produit d’une négociation).
Pour autant, on n’emploie pas un mot au hasard. On ne dit pas n’importe quoi : table plutôt que cheval. On s’efforce de respecter une règle. Mais dans quelle mesure « la règle » est commune à tous ? Les débats sur le paradoxe de Wittgenstein, les longues gloses sur ses écrits sont en eux-mêmes significatifs de l’inépuisable tentative de s’accorder dans le langage. La vérification de la conformité d’une règle à l’attendu (par exemple, est-ce que deux est identique à deux ?) est un acte humain, tout autant que l’exécution de la règle de la procédure.
Paradoxe de Kripke (c’est-à-dire de Wittgenstein selon Kripke) : est-ce que se tromper est identique à faire n’importe quoi ?
Qui peut savoir les significations nouvelles qu’un mot comme « travail » peut finir par prendre ce terme dans les années à venir ?
Apprendre à nager, à jouer aux échecs… et ensuite, savoir !
Patrice. Wittgenstein n’essaie pas d’expliquer, ne construit pas de théorie, il tente de décrire un usage du langage qui fasse sens, pour la philosophie ; qui aide à mieux parler du monde. Il est utile pour cet usage du langage : la réflexivité, ce qu’on se raconte, les théories qu’on fait sur le monde.
De la longueur du texte : au moins ça permet de cultiver une forme d’entrainement, reprenant fréquemment les mêmes gestes intellectuels. C’est un peu ce que fait Wittgenstein lui-même en multipliant les courtes considérations qui tournent autour du pot.
Page 162. « Nous utilisons instinctivement le langage de façon correcte ; mais nous avons en même temps une propension irrésistible, dont le langage lui-même, par des analogies trompeuses qu’il nous suggère, est le principal responsable, à construire une représentation correcte de cet usage. »
Peut-on historiciser, sociologiser cette affirmation ? Cette propension a-t-elle « toujours » été vraie ? Plus ou moins forte selon les cultures, les milieux sociaux ? Le langage est-il toujours été ainsi « suggestif », incitant aux analogies ? Et comment tout cela peut-il évoluer ? Le programme philosophique de Wittgenstein, « régler les problèmes philosophiques » (encore une histoire de règles ?) est-il en voie de réalisation ? Y a-t-il vraiment contribué ?
Page 174. « Si la phrase, considérée uniquement d’un point de vue syntaxique, est bien un composé (de ces mots), sa signification n’est pas un composé sémantique (de parties de signification). » Idem pour un texte, un discours. Dit autrement : la signification n’est pas discrétisable (contrairement au fonctionnement d’un ordinateur).
Modalités d’écriture : le recours à la citation. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Quelle longueur d’une citation à commenter ? Et surtout, au nom de quoi hacher un texte en menus morceaux censés disposer d’une unité de sens (même si le style d’écriture de Wittgenstein favorise cet usage de ses propos) ?
Page 207. Comme s’il fallait justifier de renoncer à donner une définition absolue de « je comprends ». Que craint-il ? C’est au contraire le flou, l’incertain, l’approximatif dans le suivi de la règle qui favorise l’activité. Heureusement qu’on n’est jamais sûr de comprendre.
Page 293. Pour résumer pour définir « scepticisme ».
Fascinante capacité à couper les cheveux en quatre, à mener des raisonnements longs et pointilleux (jamais assez ?), tel un virtuose de l’argumentation philosophique. Mais à quoi bon, quand force est de constater que personne ne parvient à convaincre autrui ? Que chaque philosophe reste sur ses positions, ou bien par ailleurs, enchaine sur de nouvelles boucles argumentatives ?
Patrice. La grammaire (ensemble de règles explicites, verbalisées) est postérieure à l’usage de la langue. L’apprentissage (l’instruction) nous convainc de l’inverse : il faudrait connaitre les règles pour bien parler.
Lorsque j’apprends un mot (une règle) à un enfant, je ne peux pas être sur de la signification qu’il lui donnera en l’employant tout au long de sa vie (souris, écran, 49 – 3, retraite, la Loire, etc.). Guère mieux sur les usages passés : ce que ces mots « voulaient dire », signifiaient pour moi dans mon enfance, ou pour d’autres humains avant moi. Je peux juste en parler. Mais c’est déjà beaucoup.
Page 314. « L’homme qui est dit que l’on ne peut descendre deux fois dans le même a dit une chose fausse : on peut descendre deux fois dans le même fleuve. »
Page 365. « Peut-on réduire la pensée (les discours sur) à des conditions matérielles ? »
Patrice. Pourquoi Bouveresse n’écrit-il pas comme Wittgenstein, par brèves remarques plutôt que de raisonnement ? Avec des interpellations en « tu… » ? Sans citer le petit monde des philosophes ? Avec sa façon de réfléchir, à voix haute, prudemment, plutôt que de produire des démonstrations méthodiques ?
Patrice. Ce qui est source d’embrouilles (en tout cas de polémiques entre philosophes), c’est que le langage est utile (utilisé) à la fois pour parler du monde (des faits) et pour parler de lui-même (on croit par exemple pouvoir faire correspondre des paroles avec des états mentaux).
Page 334. Des phrases grammaticalement similaires peuvent parler de faits (Dupont est mort), de règles (l’addition), d’impressions (Dupont est courageux).
Page 336. Définition du scepticisme : on ne sait jamais.
Page 340. Pourquoi est-ce que je suis une règle : par décision ? Par intuition ? Mécaniquement ? Par raisonnement ? Du fait d’une cause physiologique ?
Page 342. Distinction entre capacité (permanente, comme jouer aux échecs, marcher, additionner) et états (ému, malade).
Page 353 Wittgenstein vs Husserl
Page 361. Ce qui se passe en moi lorsque je veux dire (par exemple pour un homonyme)
Page 384 : Platon vs Kripke
Page 372. Problème : peut-on dire qu’une règle est déconnectée du temps et de l’espace, comme elle l’est de la communauté ? 2 +2 =4 intemporelle ? Mais si : page 384, puisque « suivre une règle » est « une coutume ou une institution ». Page 391. Citation « qu’est-ce que le temps ? »
Page 398 : est-ce que 2 +2=4 est anhistorique ? Ou plutôt dans quelle mesure est-ce une affirmation contingente à la façon de l’écrire, renvoyant à un fait réel existant indépendamment du fait que j’en parle ? « Le calcul ne décrit pas ce qui se passe, nous dit ce qui doit se passer. » Une étape dans une démonstration mathématique n’est pas un coup dans une partie d’échecs.
Patrice. Est-ce que ce n’est pas un peu facile de toujours dénier la question (« nous cherchons des explications pas nécessaires ») plutôt que d’y répondre ?
Page 408. Quoi d’autre que le platonisme ? S’il n’y a pas de rails à suivre, on en serait à l’improvisation systématique ?
Page 411. « p est vraie » équivaut à « p est reconnue comme vrai » ?
Page 425. Conclusion
Le langage mathématique peut formuler des propositions correctes, vraies, au-delà des circonstances de leur énonciation, de leurs locuteurs. Pour autant, ce n’est bien qu’une création humaine : au-delà du temps, mais pas éternelle (pas plus que l’humanité qui considère la proposition).
Page 495. Analogie du temps et de l’horloge : parler de celle-ci plutôt que de celle-là, parce qu’on voit de quoi on parle.
Page 502. Les mathématiques comme « mélange bariolé de techniques de démonstration ».
Patrice. Il fouille, avance minutieusement son chemin parmi les récits Wittgenstein et commentaires, mais pose peu de questions neuves, ou décalées comme : pourquoi les mathématiciens sont de mauvais philosophe ?
Page 529. Conventionnalisme : ce sur quoi les personnes s’accordent (plus ou moins ?) n’est pas dénué de rapport avec la réalité, donc de vérité ! Même le choix (c’en est un) d’une unité de mesure a un rapport avec l’usage que l’on en fait.
Patrice. Le problème de Wittgenstein de déterminer ce que peut ou doit la philosophie (décrire/expliquer) est le sien, ou celui de ses pairs (d’autres philosophes).
Page 568. Même pour les mathématiques, c’est l’usage (la fonction ?) de propositions qui aident à avancer sur la question de leur vérité.
Page 573, début du paragraphe 5. Excellent résumé, mais qui n’est que le point de départ plutôt que la conclusion ! Comment construire un discours (une pratique ?) philosophique sur cette base ?
Page 138. Question kantienne : « Pourquoi un médecin, un juge ou un homme d’État peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles de pathologie, de jurisprudence ou de politique, et pourtant se tromper facilement dans l’application de ces règles ? » (Critique de la raison pure) La théorie est-elle susceptible de répondre à toutes les questions que pose la pratique ?
Patrice. De l’incroyable prétention des philosophes à dire le vrai, à construire des systèmes pour expliquer le monde. Il y aurait une histoire de la philosophie à faire non pas tant pour reformuler ou résumer les œuvres, les idées, que pour décrire la posture de ces penseurs dans leur rapport aux autres et au monde. Même Marx s’isole dans sa bibliothèque londonienne.
Les philosophes ne font pas rien (pas seulement penser) : Spinoza est opticien, se démène pour échapper aux censeurs ; Kant se promène ; les philosophes contemporains mènent leur carrière universitaire ; Heidegger aller sa cotisation au parti nazi.