Un très beau récit, par l’humilité, la capacité d’émerveillement et l’humour de son auteure. S’étonner, toujours, et rechercher alors les sources d’étonnement, dans le minuscule comme dans les grandes considérations.
Une belle écriture, envoutante, sur le fil du roman d’aventures sylvestre et du conte. De belles histoires de femmes puissantes, terriblement vivantes.
Très bien de se méfier de l’anachronisme, quand on récupère Œdipe et Sophocle pour parler de femmes et d’hommes viennois fin-de-siècle. Mais quid de la téléologie, en affirmant (page 28, conclusion du préambule) : « Il a certainement fallu des siècles d’histoire pour façonner les inconscients qui sont les nôtres. » Et toute la conclusion est nourrie par cette idée : il y a un mouvement dans l’histoire, objet d’une description et d’analyse de l’historien. Il y a des tendances, des évolutions au long cours, bien sûr des évènements, des ruptures et des virages, mais que l’on pourrait décrire comme un itinéraire, un seul possible puisque celui qui a été réalisé.
Patrice : C’est une chose que d’étudier la psychologie d’une personne historique, dans son contexte, dans ce que peut en dire un historien d’aujourd’hui ; c’est plus discutable de prétendre saisir des généralités psychologiques sur une époque révolue, sur un univers social étranger ; c’est encore autre chose que prétendre saisir une évolution des phénomènes psychologiques au fil des siècles.
Page 80. De la difficulté des causalités : « L’empreinte intellectuelle [de la psychanalyse] a travaillé jusqu’au sous-sol de notre culture. » Ou bien l’inverse ? « Notre culture » c’est-à-dire les évolutions sociales comme l’urbanisation pour le travail industriel ont fait surgir des phénomènes culturels dont la psychanalyse est une formalisation ?
Page 107 : bon résumé de l’identité narrative
Page 173. Plus la violence recule, plus ce qu’il en reste parait insupportable.
Page 175. Ce que l’individu gagne en sécurité, en intégrité physique, en garantie de longévité, il le paye en obligation de retenue, en exigence de contrôle de soi, insatisfaction personnelle.
Page 276. De quoi l’inconscient est-il fait, sinon d’abord de la pression de la civilisation sur l’impulsion ?
Patrice : Quelle alternative à l’idée de pulsion, sexuelle ou de mort, venue du for intérieur, constitutive même de la nature humaine, et en plus ou moins apprivoisée par l’éducation, la morale, la vie civilisée ? Modèle similaire à la maitrise culturelle de la sauvagerie du monde et des non-humains.
Les usages de la violence, de la sexualité sont d’abord acquis de l’extérieur, dans un parcours personnel de digestion, mais sans déterminisme biologique.
On néglige par exemple les conditions matérielles : faire la guerre avec un sabre, un fusil ou un char d’assaut est radicalement différent, avec des conséquences concrètes sur le rapport individuel à la violence. De façon plus complexe, il y aurait à voir sur les effets de la promiscuité (les villes, les logements, l’espace public). En tout cas, résister au simplisme (voire à la tautologie) d’un processus de civilisation progressive des mœurs.
L’idée d’un « surmoi » n’est-elle pas la généralisation de la nécessité d’une instance de contrôle des individus, qu’il ne faut pas laisser livrer à eux-mêmes ? Directeurs de conscience, policiers, juges, savants experts s’associent pour maitriser le trublion incapable de raisonner.
Page 361. Deux histoires : celle du processus de civilisation vs celle de « l’intense bricolage des pulsions et des bas instincts », obscur et caché, « celle du refoulé et de ses retours compulsifs ».
Cette vision des pulsions (primitive dans le cas de la Horde, du Père) à maitriser par la civilisation (qui, elle, vient d’où ?!?) comme transposition de l’homme aux prises avec la nature ; la ville civilisant la sauvagerie campagnarde, la technologie maitrisant la matière.
Page 413. Objet du livre : « voir la discipline historique hériter de ce qui a fait le cœur de la découverte freudienne, à savoir “le retour du refoulé” (de Certeau) ». Quels chantiers similaires à mener à partir d’une approche de la psychologie par le langage, par les relations plutôt que par l’intériorité ?
Patrice. Comme l’impression qu’il ne parvient pas à se déprendre du modèle psyché (intériorité de l’individu) vs culture (extérieure, qui s’impose au sujet).
Page 421. « D’où vient ce déficit d’attention au social historique dans la prévention des troubles psychiques ? » Il faudrait dénaturaliser les troubles pour reprendre la mesure des « faits sociaux et historiques ». Mais « ces faits » eux-mêmes ne sont pas des données pour le savant ! Il reste à la porte de Wittgenstein (pourtant cité page 419, Bouveresse interposé).
Page 423 : névrose et psychose.
Page 425 : il se débat, en vain je trouve, avec le nominalisme : « la maladie », etc. Bonne citation de Starobinski. Mais il faut en tirer toutes les conséquences !
Page 428. Comment dépasser l’approche par « la part des facteurs culturels, sociaux et historiques dans l’étiologie » ? « La dimension profondément (forcément !) socioculturelle de la personnalité morbide » ? (À commencer donc par la force de cette image de l’enfance, de la profondeur, cachée.)
De l’importance des téléphones, et même des messageries électroniques dans les relations interpersonnelles contemporaines. On (les personnages de ce roman) se parle rarement en direct. On se laisse des messages. On parle dans le vide, et alors un peu à soi-même. L’intrication avec des passages au monologue intérieur fonctionne bien : on est toujours un peu seul dans sa tête, seul avec ses mots. Seul avec les idées qu’on se fait d’autrui.
On vit dans le très présent, au fil des informations en direct. On ne supporte pas l’attente, l’incertitude. On subit l’irruption de l’imprévu. Mais on vit aussi avec des fantômes du passé. Des non-dits dont on ne cesse de parler. Des questions ouvertes comme une plaie qui ne cicatrisent pas. Il y a un évènement, qui fait débuter le récit, mais pas de fin, pas de clôture.
Les « séances » chez le psychanalyste fonctionnent bien, par leur itération, leur dynamique, leurs péripéties. Le face-à-face retient l’attention, par son déséquilibre : qui est le plus fort ? Qui bouscule l’autre ? Ce récit d’un transfert ne vaut-il pas un séminaire lacanien ? Qu’y aurait-il à ajouter ? Faire (vivre), et puis raconter pour élaborer.
Les scènes de vie en Iran (la bascule dans la dictature des mollahs, la vie quotidienne à l’épreuve de la police généralisée des mœurs) sont moins réussies, plus fades sur le plan littéraire. Pas facile d’être écrivaine, surtout quand il s’agit de sa propre vie.
L’approche « idées reçues » est parfois un peu articificielle, incite à l’éparpillement du propos ou du moins à une vision kaléidoscope plutôt que panoramique. Mais ça fonctionne plutôt bien, en particulier parce que c’est bien écrit, attentif aux lecteurs.
Deux interrogations :
Les débats intellectuels relèvent-ils des « idées reçues » ? Avec une étiquette pareille, le risque est de dévaloriser d’emblée le point de vue de l’autre, ce qui n’est pas très « care »… « Je vous arrête, vous avez mal compris ! »
Pourquoi ne pas désigner clairement les personnes avec lesquelles on polémique ? Là, on en demande trop au lecteur.
Sur le fond : comment en faire un levier pour éroder le pouvoir des États, des administrations en tout genre ?