Quand les plantes n’en font qu’à leur tête – Concevoir un monde sans production ni économie

Dusan Kasic, La Découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/quand_les_plantes_n_en_font_qu_a_leur_tete-9782359252125

https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2022-07-desquesne-quand-les-plantes-n-en-font-qu-a-leur-tete/11007

Il joue le jeu : lui-même raconte son travail de thésard, ses recherches, ses bifurcations, un rendez-vous décisif avec sa directrice de thèse, ses rencontres avec les paysans qu’il sollicite pour sa recherche.

Son attention au travail réel, subjectif lui permet aussi de comprendre des versants plus sombres de l’activité, par exemple les techniciens de l’INRA qui manipulent les tomates comme des « objets industriels ».

Bien des ambitions :

  • En épistémologie de l’anthropologie : à quoi bon, comment raconter des histoires ? Que faire de la parole des enquêtés, de ce qu’ils veulent bien dire à l’enquêteur ? Quelle interaction de travail avec eux (par exemple pour se démarquer de l’étiquette INRA, ou encore en mettant la main à la pâte, se rendre utile) ?
  • La singularité de chaque parole : relations avec les plantes, attribution de caractéristiques réservée aux humains voire aux animaux (d’où quelques pages sur le refus de tuer pour manger de la viande : arracher un fruit, déterrer une plante, l’ébouillanter, la réduire en purée, est-ce encore respecter le vivant ?). Intelligence, pourquoi pas, en tout cas sensibilité au son, à la lumière.
  • Propos politique sur l’hégémonie de la production (et alors du productivisme, de la réduction de toute activité à une prestation marchande).
  • Sur la forme : pas un essai, beaucoup d’histoires, impliquées, montrant aussi le travail du chercheur.
  • Confrontation entre discours savants d’économistes et vernaculaires : ce qu’on se dit à soi, entre pairs, et surtout pas au savant, parce qu’on n’y pense pas, parce qu’on sait son discours disqualifié, parce que c’est un discours surtout pratique, pragmatique, non pas tant orienté vers la science (le savoir) que vers le pratique (il faut que ça marche). « Comment prendre suffisamment au sérieux les discours qui m’étaient rapportés, c’est-à-dire comment faire littéralement émerger d’autres types de réalités du monde agricole, sans que ces propos soient disqualifiés par le discours naturaliste renvoyant du côté des représentations, des valeurs, des métaphores, des subjectivités, des croyances, de la symbolique ou encore de l’anthropomorphisme ? »

Ce qui manque : la relation de travail entre l’homme et la plante (et si l’un travail, pourquoi ne pas dire que l’autre aussi, tant la plante a bien ses marges de manœuvre, ses initiatives, n’en fait parfois « qu’à sa tête ») se tient dans un certain cadre technique, économique, social. Il faut bien faire aussi avec tout le reste. La question majeure n’est pas l’option théoricopolitique entre capitalisme, socialisme et décroissance, mais le travail et la vie commune dans un monde où on ne pourra plus réparer le GPS du tracteur faute de puces, où il n’y aura plus de vaccins ou de produits phytosanitaires adaptés, et même, ça viendra, plus d’essence dans la tronçonneuse. Comment faire alors ? Ce sont bien les paysans qui sont les plus avancés dans ce qui ne disparaitra jamais, la nécessaire coopération avec le vivant.

Les scènes passionnantes : la confrontation de deux mondes, dont des controverses qui tournent court.

Et quid du destinataire, appelé en « Économique » le consommateur du produit ? Comment dire la relation de « consommation » avec la même distance que celle de production ?

L’Agriculture comme écriture

Nina Ferrer-Gleize, GwinZegal, 2023.

https://gwinzegal.com/editions/l-agriculture-comme-ecriture

https://gwinzegal.com/expositions/l-agriculture-comme-ecriture-de-nina-ferrer-gleize

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/nina-ferrer-gleize-avec-ce-livre-j-ai-voulu-multiplier-les-facons-de-dire-le-travail-agricole-2530753

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/04/au-centre-d-art-gwinzegal-de-guingamp-nina-ferrer-gleize-photographie-l-agriculture-au-plus-pres-de-la-terre_6176105_3246.html

D’emblée, un bel ouvrage, qui impressionne : quel travail de graphiste, d’imprimeur ! On imagine les heures de discussions pour étudier les choix de maquette, de typographie, de papier, de coloris. Comment équilibrer parti pris esthétique (évoquer la terre par des teintes brunes, des polices grasses, un texte ferré à droite comme une trace irrégulière en bord de page extérieure), standards éditoriaux (trop urbains ?) et confort de lecture ? C’est un défi pour un livre qui veut explorer et exposer des traces du travail agricole, dans toute leur diversité : les représentations relevant du champ artistique, pas si nombreuses dans le monde paysan qui n’a guère inspiré les artistes des villes ; mais aussi, plus original, ce qui rend visibles les activités agricoles dans l’environnement de la ferme, dans le paysage ; et encore, de façon plus abstraite, mais essentielle pour une activité fortement inscrite dans le temps qui passe, des marques temporelles (comment dire ? Des chronogrammes ?).

Tout comme l’emploi du temps d’un éleveur laitier est un agencement complexe de tâches de natures très différentes, le livre est un montage soigné des différents textes et éléments iconographiques. On peut y lire des articles relevant d’une approche savante, restitution du travail de recherche de l’auteure dans le cadre d’une thèse menée à l’école nationale supérieure de photographie d’Arles. Comment comprendre le succès considérable d’un tableau comme Les Glaneuses de Millet, largement reproduit dans les fermes françaises, à commencer par celle de l’oncle de l’auteure ? Quelle trajectoire entre campagne et littérature pour des auteurs paysans, ou paysans auteurs comme Émile Guillaumin, Pierre Rivière, voire George Sand ? Que nous disent les photographies de Félix Arnaudin, entre esthétisme et ethnologie ? On y trouvera le journal de terrain de l’étudiante thésarde, sollicitant la châtelaine du coin pour exhumer de ses archives un contrat de fermage difficilement signé par un paysan ancêtre de l’auteure, interrogeant son oncle sur son refus obstiné de signer un contrat léonin avec la multinationale agroalimentaire qui lui achète son lait. Et, en cahiers insérés, le récit des séjours estivaux à la ferme familiale, avec de nombreuses photographies : les archives familiales, mais aussi des empreintes de roues de tracteur, des plis des bâches, des tuyaux d’arrosage, des bouts de ficelle, des entailles sur les murs. Et puis, dès la couverture, tout au long du livre, des relevés de déplacement de l’éleveur au fil de ces journées, condensés graphiques de son travail, gribouillis fascinants.

Le renversement est stimulant, pour nous qui aspirons à « dire le travail » : là, c’est le travail qui dit, c’est donc l’agriculture qui écrit. C’est l’agriculture telle qu’elle s’imprime dans le paysage, et alors dans ce livre.

Intelligence artificielle, intelligence humaine. La double énigme

Daniel Andler, Gallimard, 2023.

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/Intelligence-artificielle-intelligence-humaine-la-double-enigme

https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/06/04/intelligence-artificielle-intelligence-humaine-la-double-enigme-de-daniel-andler-chimeriques-machines-qui-pensent_6176109_3260.html

Page 16. « L’intelligence n’est pas une chose, phénomène, processus, fonction, mais une norme qui s’applique aux comportements. »

Page 199. Monter au sommet de la plus haute montagne, est-ce se rapprocher de la lune ? De la rhétorique du premier pas qui en annonce d’autres, d’autant plus qu’il est spectaculaire. Mais y a-t-il bien un premier pas dans ce processus ? Quel est le premier pas de la mission Apollo ? Y a-t-il alors émergence d’une novation radicale ? Ça ressemble à l’argument de la dérive, du risque, en négatif : « Si on commence comme ça, ça finira mal. » Plutôt s’inquiéter des possibles ?

Se méfier de tout : métaphores argumentatives quantitatives, se ramenant à de la mesure numérique. Même dans cette approche, identifier les points d’involution, de rebroussement du phénomène physique (contrairement à la courbe de l’exponentielle). Pousser jusqu’au bout la métaphore.

Page 205. « L’intelligence n’est pas un miracle, c’est une propriété ou capacité naturelle, régulièrement produite par un organe naturel, à savoir le système nerveux central humain. » (Impressionnant comme chaque terme est discutable, à commencer par l’image de la production).

Page 205. Il reste collé à la métaphore du mécanisme.

Page 224. Distinction de Russell entre connaissance directe (acquaintance), c’est-à-dire par les sens physiologiques, et connaissance par description, c’est-à-dire par l’intermédiaire du langage (par exemple mon quartier vs Angkor, ma sœur vs Napoléon). Mais la deuxième n’est-elle pas qu’un prolongement de l’autre ? Ou celle-ci une condition à toute description ?

Page 207. Distinction impossible (difficile ?) pour une machine entre « The electrician is working. / The washing machine is working. ». Ou encore : « Sylvie est au courant de tous les problèmes personnels de Marie, car elle est curieuse/bavarde. » (qui désigne « elle » ?)

Je suis, étonnamment, mais je crois au meilleur sens du terme, critique : sensible aux allants de soi de son argumentation, à ses certitudes implicites (même pour lui), qui ne sont pas les miennes. Par exemple

  • l’idée que l’intelligence est une capacité à résoudre des problèmes au sens restreint de la résolution d’un exercice de mathématiques, de démonstration d’un théorème, de prise de décision posément argumentée, en évacuant tout ce qui relève de l’intuition, de l’inconscient, de l’aléatoire, de la singularité (quand je ne trouve pas mes mots ?) ;
  • Ou encore du travail « consommateur d’énergie », quand on peut soutenir aussi qu’il en prodigue… Je crois qu’il reste souvent pris dans une représentation de l’homme-machine, plutôt qu’élément biologique et social.
  • La confusion individu/espèce, par nécessité (choix ?) de tenir un discours valable pour un représentant indifférencié de l’espèce (au hasard, un homme majeur).

Page 260 : « cela pose problème » : « cela » n’est pas le sujet de l’action, du moins seulement de la phrase. Celui qui « pose » le problème est l’énonciateur, et d’autres peuvent formuler une phrase négative (et indépendamment d’une implication dans l’action qui pourrait être portée par un complément d’objet indirect « me »).

À force de poser toutes les limites d’une approche analytique (résolution de problèmes) de l’intelligence, il en vient (mais reste sur le palier) aux questions essentielles de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie : la coopération sociale, le langage, l’inconscient, la socialisation, l’apprentissage, etc. Ou alors, quand il recule, il bute sur un raisonnement circulaire, tautologique : être intelligent, c’est faire preuve d’intelligence.

Et à aucun moment il n’évoque une autre limite, très matérielle : la dépendance de l’intelligence artificielle à l’environnement technologique conçu par les humains (ce qu’on pourrait peut être caractérisé par « l’Umwelt» de l’IA ?)

Les dernières années de Karl Marx – Une biographie intellectuelle 1881-1883

Marcello Musto, 2016. PUF, 2023.

https://www.puf.com/content/Les_derni%C3%A8res_ann%C3%A9es_de_Karl_Marx

Est-il possible, sommes-nous capables, suis-je capable de lire le Manifeste, le Capital, ou encore une lettre de Marx à Engels 2881 comme ont pu le lire des lecteurs contemporains ? Et puis quel lecteur, dans sa singularité ? Double impossibilité : lire avec la culture politique et philosophique de l’époque, celle d’un quidam qui se retrouve avec un texte d’un jeune (puis vieux) Allemand plus ou moins philosophe, économiste, politique ; lire sans la représentation (au sens ce cognitif) du Marx des marxistes en tout genre. Ou bien double épreuve, salutaire ?

Ça interroge la position de Marx lui-même : à quoi bon tant de textes, privés ou publics, théoriques ou militants, si « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ? cf. Rancière. Et qu’est-ce que on/je attends en lisant Marx ou un épigone/historien un siècle plus tard ?

Ce qu’on raconte et ce qu’on ne raconte pas dans une biographie (faute de sources, peut-être, mais ce pourrait tout de même être mentionné) : certes, il est hôte enjoué des relations de passage, grand-père attentionné de ses petits-enfants ; mais qui passe le balai à la maison, qui fait les courses et se soucie des repas, qui s’occupe du linge ? Il est touchant de prendre la mesure d’un homme passionné par les idées, assoiffé de connaissances, débatteur enjoué de toutes les questions de son temps. Mais il me donne aussi l’impression d’un type envahissant, débordant d’énergie, un peu insupportable… Façon Lénine ?

Page 95. Rédaction d’une enquête ouvrière en 1880, distribuée à 25 000 exemplaires en France : révélateur d’une certaine conception du travail, finalement très contemporaine…

« Travail intellectuel » autour du « Capital » (quel titre !) : Névrotique ? Pourquoi aucun biographe ne se demande s’il n’y avait pas mieux à faire ?

Page 193 : curieuse passion de Marx pour les mathématiques (même en passe-temps), en tant que langage scientifique par excellence (témoignage de Lafargue).

La renonciation à l’identité – Défense contre l’anéantissement

Georges Devereux, 1964. Payot, 2009.

Il peut être protecteur de résister à la volonté de l’autre de me guérir. Il peut être salutaire de l’empêcher d’y parvenir : en me comprenant, il prend le pouvoir sur moi.
La raison d’être du thérapeute est alors d’ouvrir les potentialités plutôt que de traiter les symptômes en identifiant et surmontant les résistances. Chercher ensemble où il y a des possibles.

La préface est passionnante, le reste trop ardu et peu accessible pour moi. Je ne peux pas tout lire.

https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/la-renonciation-%C3%A0-lidentit%C3%A9-9782228923002

http://www.centreosiris.org/documentation/centre-de-documentation/article/la-renonciation-a-l-identite-defense-contre-l-aneantissement

https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2007-3-page-47.htm