Paola Pigani, Liana Levi, 2021.
https://www.lianalevi.fr/catalogue/et-ils-dansaient-le-dimanche
À rapprocher de Hans Fallada, Quoi de neuf, petit homme ? : les années 30, le milieu ouvrier, les univers militants vus du (de la) prolo ordinaire, les difficultés d’un couple dans le dur d’un quotidien bouts de ficelle. Mais la comparaison est rude : l’écriture de Pigani est belle, soignée, évocatrice, mais peut-être trop chromo d’époque, un brin raffinée ; « l’embellie » de la mobilisation ouvrière un peu trop convenue, Fallada s’en tenant à des êtres ordinaires, ballotés dans des enjeux politiques décalés de leur quotidien. La chute est un peu plate : « Demain sera un autre jour. »
À l’atelier, Szonja apprend vite à se calquer sur les autres. S’accorder autant que possible au vide entre les machines et les corps des autres. Trouver sa façon d’exister dans l’odeur de l’acide sulfurique. Éviter de les regarder vraiment, les femmes, les hommes tout autour, se concentrer sur les matrices, sur sa tâche, plonger dans le rythme qui cadence ses propres pulsations cardiaques. Tourner avec les machines… Szonja le suit, ce mouvement, avec des gestes déracinés d’elle-même, loin du sang qui bat à la source. D’heure en heure, les gestes s’enchâssent, perdent cette rondeur inutile, leur petite suspension dans le regard si jeune, encore tendre d’ignorance. Le ventre, la poitrine s’aplatissent, les muscles durcissent dans le présent opérationnel, où l’on se fiche bien de son nom hongrois, de son âge, de son sexe. Ils sont si nombreux à venir du même pays, du même village, de la même langue. […]
Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux ; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, prise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors tandis que la pluie s’abat sur la verrière.
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Hier, dans sa chambre, après avoir fermé les volets, elle a placé ses mains sous la lumière chiche qui pend du plafond. Depuis ses débuts à l’usine, elle ne les avait jamais regardées ainsi, à l’intérieur, sauf pour en vérifier la propreté. Ne les avait jamais accolées, ne serait-ce que pour les placer sous le filet d’eau du robinet. Ces mains qui ne connaissaient que l’eau des vaisselles, des lessives, la terre des betteraves, les voici devenus agiles, capables de se placer au bon endroit, de se glisser entre le métal et la fibre artificielle, des mains utiles, des mains uniques. À l’intérieur de leurs paumes, elle ausculte le vide qui lui semble si plein à présent, les lignes devenues des rails et ces doigts, des baguettes dures : elles sont le réceptacle de corps étrangers, d’une matière tiède et changeante, ces mains, devenues passages de rudesse, de flux nerveux et de poison chimiques. Ses mains d’ouvrières.