Les esclaves de l’homme-pétrole

Sebastian Castelier, Quentin Müller, Marchialy, 2023.

Couve Homme pétrole

https://www.editions-marchialy.fr/livre/les-esclaves-de-l-homme-petrole/

https://www.bondyblog.fr/international/les-esclaves-de-lhomme-petrole-plongee-dans-lenfer-du-decor/

https://www.marianne.net/agora/lectures/on-a-lu-les-esclaves-de-lhomme-petrole-dans-lenfer-des-travailleurs-des-pays-du-golfe

Voilà bien un livre qui nous intéresse : il y est question du travail, celui que des migrants vont réaliser à des milliers kilomètres de chez eux ; il est raconté à partir de la parole des travailleurs eux-mêmes, à partir de dizaines d’entretiens réalisés par les deux journalistes signataires du livre.

Ce n’est donc pas un reportage. Les deux auteurs se contentent d’un texte initial pour présenter l’objet du livre, le recours massif à une main-d’œuvre migrante par les états pétroliers de la péninsule arabique, et décrire leur travail, considérable : eux aussi ont parcouru des milliers de kilomètres pour rencontrer les travailleurs migrants ou leurs familles, en particulier au Kenya au Népal, ont pris bien des risques et se sont livrés à bien des ruses pour parvenir à mener des entretiens malgré la surveillance policière au Qatar ou à Doha. Ils assument leur choix, réussi, de donner à lire la parole aux acteurs directement concernés. Il s’agit d’un livre à charge, comme l’annonce le titre, et il y a de quoi vu l’ampleur des drames humains évoqués. Mais quand ils sont racontés par les premier·ères concernées, il y a aussi de la nuance, parce que chacun a toujours des marges de manœuvre dans ces choix de vie, même dans les conditions les plus dures, parce que le simple fait de raconter aide à se présenter comme acteur et pas seulement comme victime de ce qui leur arrive. Les journalistes ont bien sûr opéré beaucoup de réécriture pour passer d’entretiens en anglais, donc une langue seconde pour le journaliste comme pour son interlocuteur, voire intermédiés par un traducteur, à des textes écrits publiables. Parfois trop, m’a-t-il semblé, au risque de passages qui sonnent de façon un peu artificielle énoncés par des personnes peu ou pas scolarisées.

Et ce ne sont pas, en fait, des récits de travail, du moins dans le sens où nous les entendons à la coopérative. Les personnes exposent les contraintes de leur vie dans leur pays d’origine, les conditions terribles qui leur sont faites dans les entreprises de travaux publics ou de construction au Qatar pour les hommes, dans les emplois domestiques pour les femmes. Le travail qu’ils recherchent, c’est avant tout, et on le comprend bien, une source de revenus, et peu importe sa nature. Pour autant, ce sont bien des travailleurs, qui s’engagent dans une activité, qui s’en sortent en y mettant d’eux-mêmes, beaucoup de leur force physique, mais aussi nécessairement de leur intelligence, de leurs émotions. Cette dimension du travail transparait peu dans les textes. Ils et elles évoquent peu leur travail, c’est-à-dire leurs activités concrètes. Il me semble qu’il y aurait pourtant de quoi dire : comment des travailleurs issus de milieux ruraux, rompus aux travaux agricoles ou artisanaux avec très peu d’outillage, deviennent-ils suffisamment compétents pour construire des édifices aussi complexes qu’un centre commercial ou un stade de football ? Comment des entreprises parviennent-elles à conduire des chantiers associant des milliers de migrants, certes disposés à endurer des conditions très rudes, mais qui doivent bien aussi être capable de produire un travail qualifié ? Ce livre a le grand mérite de leur donner la parole, et donne envie de les entendre encore davantage !

Quand les plantes n’en font qu’à leur tête – Concevoir un monde sans production ni économie

Dusan Kasic, La Découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/quand_les_plantes_n_en_font_qu_a_leur_tete-9782359252125

https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2022-07-desquesne-quand-les-plantes-n-en-font-qu-a-leur-tete/11007

Il joue le jeu : lui-même raconte son travail de thésard, ses recherches, ses bifurcations, un rendez-vous décisif avec sa directrice de thèse, ses rencontres avec les paysans qu’il sollicite pour sa recherche.

Son attention au travail réel, subjectif lui permet aussi de comprendre des versants plus sombres de l’activité, par exemple les techniciens de l’INRA qui manipulent les tomates comme des « objets industriels ».

Bien des ambitions :

  • En épistémologie de l’anthropologie : à quoi bon, comment raconter des histoires ? Que faire de la parole des enquêtés, de ce qu’ils veulent bien dire à l’enquêteur ? Quelle interaction de travail avec eux (par exemple pour se démarquer de l’étiquette INRA, ou encore en mettant la main à la pâte, se rendre utile) ?
  • La singularité de chaque parole : relations avec les plantes, attribution de caractéristiques réservée aux humains voire aux animaux (d’où quelques pages sur le refus de tuer pour manger de la viande : arracher un fruit, déterrer une plante, l’ébouillanter, la réduire en purée, est-ce encore respecter le vivant ?). Intelligence, pourquoi pas, en tout cas sensibilité au son, à la lumière.
  • Propos politique sur l’hégémonie de la production (et alors du productivisme, de la réduction de toute activité à une prestation marchande).
  • Sur la forme : pas un essai, beaucoup d’histoires, impliquées, montrant aussi le travail du chercheur.
  • Confrontation entre discours savants d’économistes et vernaculaires : ce qu’on se dit à soi, entre pairs, et surtout pas au savant, parce qu’on n’y pense pas, parce qu’on sait son discours disqualifié, parce que c’est un discours surtout pratique, pragmatique, non pas tant orienté vers la science (le savoir) que vers le pratique (il faut que ça marche). « Comment prendre suffisamment au sérieux les discours qui m’étaient rapportés, c’est-à-dire comment faire littéralement émerger d’autres types de réalités du monde agricole, sans que ces propos soient disqualifiés par le discours naturaliste renvoyant du côté des représentations, des valeurs, des métaphores, des subjectivités, des croyances, de la symbolique ou encore de l’anthropomorphisme ? »

Ce qui manque : la relation de travail entre l’homme et la plante (et si l’un travail, pourquoi ne pas dire que l’autre aussi, tant la plante a bien ses marges de manœuvre, ses initiatives, n’en fait parfois « qu’à sa tête ») se tient dans un certain cadre technique, économique, social. Il faut bien faire aussi avec tout le reste. La question majeure n’est pas l’option théoricopolitique entre capitalisme, socialisme et décroissance, mais le travail et la vie commune dans un monde où on ne pourra plus réparer le GPS du tracteur faute de puces, où il n’y aura plus de vaccins ou de produits phytosanitaires adaptés, et même, ça viendra, plus d’essence dans la tronçonneuse. Comment faire alors ? Ce sont bien les paysans qui sont les plus avancés dans ce qui ne disparaitra jamais, la nécessaire coopération avec le vivant.

Les scènes passionnantes : la confrontation de deux mondes, dont des controverses qui tournent court.

Et quid du destinataire, appelé en « Économique » le consommateur du produit ? Comment dire la relation de « consommation » avec la même distance que celle de production ?

L’Agriculture comme écriture

Nina Ferrer-Gleize, GwinZegal, 2023.

https://gwinzegal.com/editions/l-agriculture-comme-ecriture

https://gwinzegal.com/expositions/l-agriculture-comme-ecriture-de-nina-ferrer-gleize

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/nina-ferrer-gleize-avec-ce-livre-j-ai-voulu-multiplier-les-facons-de-dire-le-travail-agricole-2530753

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/04/au-centre-d-art-gwinzegal-de-guingamp-nina-ferrer-gleize-photographie-l-agriculture-au-plus-pres-de-la-terre_6176105_3246.html

D’emblée, un bel ouvrage, qui impressionne : quel travail de graphiste, d’imprimeur ! On imagine les heures de discussions pour étudier les choix de maquette, de typographie, de papier, de coloris. Comment équilibrer parti pris esthétique (évoquer la terre par des teintes brunes, des polices grasses, un texte ferré à droite comme une trace irrégulière en bord de page extérieure), standards éditoriaux (trop urbains ?) et confort de lecture ? C’est un défi pour un livre qui veut explorer et exposer des traces du travail agricole, dans toute leur diversité : les représentations relevant du champ artistique, pas si nombreuses dans le monde paysan qui n’a guère inspiré les artistes des villes ; mais aussi, plus original, ce qui rend visibles les activités agricoles dans l’environnement de la ferme, dans le paysage ; et encore, de façon plus abstraite, mais essentielle pour une activité fortement inscrite dans le temps qui passe, des marques temporelles (comment dire ? Des chronogrammes ?).

Tout comme l’emploi du temps d’un éleveur laitier est un agencement complexe de tâches de natures très différentes, le livre est un montage soigné des différents textes et éléments iconographiques. On peut y lire des articles relevant d’une approche savante, restitution du travail de recherche de l’auteure dans le cadre d’une thèse menée à l’école nationale supérieure de photographie d’Arles. Comment comprendre le succès considérable d’un tableau comme Les Glaneuses de Millet, largement reproduit dans les fermes françaises, à commencer par celle de l’oncle de l’auteure ? Quelle trajectoire entre campagne et littérature pour des auteurs paysans, ou paysans auteurs comme Émile Guillaumin, Pierre Rivière, voire George Sand ? Que nous disent les photographies de Félix Arnaudin, entre esthétisme et ethnologie ? On y trouvera le journal de terrain de l’étudiante thésarde, sollicitant la châtelaine du coin pour exhumer de ses archives un contrat de fermage difficilement signé par un paysan ancêtre de l’auteure, interrogeant son oncle sur son refus obstiné de signer un contrat léonin avec la multinationale agroalimentaire qui lui achète son lait. Et, en cahiers insérés, le récit des séjours estivaux à la ferme familiale, avec de nombreuses photographies : les archives familiales, mais aussi des empreintes de roues de tracteur, des plis des bâches, des tuyaux d’arrosage, des bouts de ficelle, des entailles sur les murs. Et puis, dès la couverture, tout au long du livre, des relevés de déplacement de l’éleveur au fil de ces journées, condensés graphiques de son travail, gribouillis fascinants.

Le renversement est stimulant, pour nous qui aspirons à « dire le travail » : là, c’est le travail qui dit, c’est donc l’agriculture qui écrit. C’est l’agriculture telle qu’elle s’imprime dans le paysage, et alors dans ce livre.

En salle

Claire Baglin, éditions de Minuit, 2022.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/09/02/en-salle-de-claire-baglin-royaume-du-burger_6140019_3260.html

Ce midi, un roulement, je suis frites. Les autres me disent bon courage et la formatrice réapparait, c’est reparti. Quatre heures trente à faire, j’enfile le tablier de plastique, j’y suis.

Ils me donnent les consignes : aux sons stridents et lents, il faut secouer les panières, à ceux courts et stressants, sortir les frites de l’huile. D’autres sonneries retentissent mais ils disent c’est rien ça, tu n’as qu’à appuyer. Je jette un coup d’œil à l’écran des commandes juste au-dessus de ma tête, je ne lis pas, je vois bien qu’il y en a trop, j’appuie sur le bouton. Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet ploie, je la plonge et le minuteur commence le décompte. Les équipiers derrière moi disent augmente ta prod’ là, fais ta prod’ allez.

La pelle à frites dans la main, je remplis le cornet, raclent les bacs, mais les alarmes m’arrête, je lâche tout, réponds à l’appel. J’appuie, la sonnerie s’arrête, je secoue la panière, j’en plonge une nouvelle et mon soulagement dure quatre secondes, il faut valider, vingt secondes, il faut secouer, trois minutes, il faut sortir les frites. Une équipière me reprend pourquoi tu lâches ta pelle, je veux que tu ne la relâches que quand tu as fait toute ta prod’. Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail, de la façon dont je tiens la pelle aux mouvements des panières, je dois enchainer. Reprendre l’outil, remplir, le cornet partent sitôt prêt, je tasse dans les sachets, dans les boites, je coule, les commandes s’alignent. Quelqu’un me dit en fait il faut que tu plonges dès que tu relèves une panière, tu vois ? Tac tac, tu vois ou ? Pourquoi tu le fais pas alors ?

Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonne ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon cœur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes Internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volteface, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, mes griffes.

Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom. Je tasse, secoue, relâche enfin. Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. Quelqu’un appuie sur le bouton à ma place, agite brutalement la panière pour me reprocher de ne pas l’avoir fait et les autres reviennent. Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. Dans mon dos, le directeur chante qu’on ira tous au paradis, on ira.

La jeune fille à l’usine

Nella Nobili, 1978. Cambourakis, 2022.

Le travail industriel attaque le corps : parce qu’il faut être tôt le matin à l’usine ; parce que la chaleur, les gestes, les bruits éprouvent les sens. Le travail industriel soumet l’enfant : parce qu’il faut obéir aux parents qui envoient à l’usine, aux contremaitres qui surveillent les cadences, aux machines qui imposent leur rythme.

Alors l’enfant rêve, l’enfant se préserve le droit de rêver, l’enfant s’acharne à rêver. L’enfant s’accroche à l’amitié des compagnons d’infortune. Et puis l’adulte écrit, de la poésie.

Et on a travaillé plus qu’avant

Et c’était vrai, on nous l’avait promis,

Pour une fois c’était vrai :

On ne voyait plus les heures passer,

Cette maudite pendule

Avance une allure folle

Plus le temps de rêver. Tourne la canne de verre

Dans la main gauche active la flamme au gaz

Tire la pointe encore rouge brule-toi les doigts

Souffle tire tourne pose

Coordonne tes gestes ne respire

Qu’au rythme de la pièce qui s’étire.

Plus tard tu seras éboueur

Ludovic Franceschet. City éditions, 2022.

http://www.city-editions.com/index.php?page=livre&ID_livres=1539&ID_auteurs=740

Voilà un récit de travail comme nous les aimons.

Parce qu’on y découvre une activité. Les cantonniers sont bien sûr très visibles dans l’espace public et on ne manque pas non plus de s’apercevoir rapidement de leur absence. Ils doivent même se voir, tant les collectivités locales sont soucieuses de montrer à leurs administrés qu’elles investissent dans la propreté. Mais on ne les voit pas vraiment, on fait semblant de les voir, comme des éléments du décor. Alors il est bien intéressant d’avoir ce récit d’un travail au long cours, avec ses tâches certes fastidieuses, répétitives, mais aussi gratifiantes ; ses rencontres parfois marquées par le mépris, souvent par la reconnaissance ; ses satisfactions et ses peines.

Parce que le récit tient bon sur la distinction entre le travail comme activité et le travail comme emploi. Certes il y a de quoi dire sur le salaire, les horaires, les effectifs, et c’est dit, mais jamais au détriment de l’activité, de ce que fait concrètement un cantonnier à son environnement, aux personnes avec qui il interagit.

Parce que ce récit, ancré des deux pieds et du balai dans le quotidien, est aussi très politique. Le cantonnier a beaucoup à dire sur une économie productrice de déchets. Il est très averti de la question de la division du travail, non seulement entre producteurs et consommateurs, mais aussi, à l’autre bout, entre consommateurs et, comment les appeler, disons « recycleurs », on ne sait trop, tous ceux qui travaillent à faire quelque chose des rebuts de la consommation. Il est aux premières loges des questions de la hiérarchie des emplois dans notre société, des distinctions des activités selon leur utilité sociale. Il précise ne pas avoir d’opinion particulière sur les orientations de son employeur, la mairie de Paris, mais il fait bien de la politique au sens le plus fort du terme : c’est le bien commun qui occupe ces journées.

Parce que ce récit est celui d’une personne à nulle autre pareille. Il raconte longuement, avec verve, son parcours de vie cahoteux et chaotique, souvent dans la rue, mais du côté des marginaux, avant de décrocher un salvateur concours de recrutement. Il ne se prétend pas porte-parole de ses collègues. Il raconte son histoire, et ça nous parle !

Enfin parce que ce livre manifeste tout l’intérêt qu’il y a à raconter son travail, quel qu’en soit le support. À l’origine de cette publication, il y a d’abord des billets sur les réseaux sociaux, qui ont valu une forte popularité à l’auteur. Par ce livre, il a passé un cap dans la reconnaissance, du public et de son employeur. Voilà qui fait du bien, et tant mieux, à la personne, à priori guère destinée à la fréquentation des plateaux de télévision. Mais aussi à ceux qui profitent directement de son activité, ainsi que de celle de ses collègues. Et enfin à tous ceux qui se soucient d’imaginer un monde où l’on prenne davantage et autrement soin des choses : ils y trouveront de quoi cogiter. Merci à son auteur !

Et si on écoutait les experts du travail, ceux qui le font

Alain Alphon-Layre. L’Harmattan, 2023.

Voilà bien un livre qui nous intéresse et nous parle, à la coopérative Dire Le Travail. Et nous avons d’ailleurs eu l’occasion de croiser la route d’Alain Alphon-Layre, quand, responsable CGT, il s’efforçait d’encourager la prise en compte du travail du vivant dans les préoccupations syndicales, au-delà des questions d’emploi. Comment dépasser la distinction historique qui s’est imposée à l’ère du taylorisme, laissant la main aux employeurs sur la définition du contenu de l’activité, les syndicalistes ne s’occupant que des conditions dans lesquelles elle est réalisée ? À l’extrême, tant pis si le travail à la mine, à la chaine, sur la plateforme d’appel est dégradant, pour celui qui le fait comme par son impact sur le monde, pourvu qu’il soit payé correctement, en ne prenant pas trop de temps, en ne risquant pas trop sa santé. Considérer que les travailleurs sont « experts de leur travail », sont légitimes à discuter de la tâche et de la procédure avec l’ingénieur des méthodes, le manager ne va pas toujours de soi dans le monde syndical, et Alain doit encore formuler cette idée sous forme de question pour le titre de son livre. Souhaitons que Sophie Binet, par exemple, réponde « oui, bien sûr, donnons-nous en les moyens, en ne parlant pas que semaine de 32 heures et retraite à 60 ans ! »

Écouter la parole des travailleurs sur leur activité est d’autant plus important en ces temps où « le management » envahit les ateliers, les bureaux, les services. Alain a donc tendu son micro à treize personnes, en les invitant à lui dire ce qu’elles souhaitent à partir de deux questions simples : comment travaillez-vous ? Comment aimeriez-vous travailler ? À la première question, chacun se lance d’abord dans des explications, plus ou moins longues, sur ce qu’on lui demande de faire, sur ce qu’il est censé faire, sur les conditions dans lesquelles il doit se débrouiller pour faire. Et ça ne manque pas d’intérêt d’être ainsi invité par le narrateur à découvrir un atelier de production de disjoncteurs, de soudure, un bloc opératoire, un commissariat, un tribunal, une salle de classe. Le lecteur a bien quelques images en tête, mais une visite accompagnée d’un guide très familier des lieux est bienvenue, éclairante. Et on peut s’inquiéter de ce qui est décrit dans les récits de l’organisation du travail tel qu’elle est imposée : manifestement, les managers, tout occupés à réduire les couts, à optimiser les process, à tendre les flux, ne garantissent pas les conditions d’un travail de qualité. Pour reprendre la conclusion de Caroline, monteuse manuelle en usine, « Les conditions de travail ont été améliorées, c’est indéniable, mais la reconnaissance, le savoir-faire et la qualité de la production ne sont pas ce qu’ils devraient être, c’est ça qu’il faut changer pour bien travailler et être mieux au boulot. »

Tout empêtrés dans ces prescriptions qui prolifèrent, ces travailleurs se font souvent porte-paroles de leur métier pour revendiquer un peu d’air, de marge de manœuvre propre, et, dans leur récit, tardent parfois à recourir au « je », à raconter, pour de bon, leur activité. Finalement, c’est tout de même l’essentiel : ce qui se passe entre le magistrat et les prévenus ou les victimes, entre l’enseignante ou l’aide-éducateur et ses élèves, les savoir-faire et tours de main du livreur à vélo, du soudeur, de l’agent de caisse ou d’entretien. Dans ses commentaires, Alain rappelle toute la place de la triche dans le travail contemporain, parce qu’il faut bien se débrouiller. Il y a encore beaucoup à écrire, certainement pour d’autres livres à venir !

https://www.metiseurope.eu/2023/06/30/alain-alphon-layre-et-si-on-ecoutait-les-experts-du-travail-ceux-qui-le-font/

Lettre aux ingénieurs qui doutent

Olivier Lefebvre. L’échappée, 2023.

https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/lettre-aux-ingenieurs-qui-doutent

https://usbeketrica.com/fr/article/mon-livre-s-adresse-aux-ingenieurs-souffrant-de-dissonance-cognitive

https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/06/19/je-ne-sais-pas-combien-sont-ces-ingenieurs-qui-doutent-mais-mon-experience-me-laisse-penser-qu-ils-sont-de-plus-en-plus-nombreux_6178318_4401467.html

L’auteur écrit en tant qu’ingénieur, à d’autres ingénieurs, dans le prolongement de nombreuses discussions qu’il a eues au cours de sa carrière. Il écrit en jeu, pour raconter son parcours, ses questionnements, les réponses qu’il a peu à peu élaborées, en s’appuyant aussi sur de nombreuses lectures (quelques noms pour donner une idée de la diversité : Harmut Rosa, François Jarrige, Léon Festinger, Guy Debord). En bon ingénieur, il raisonne, élabore, en accordant beaucoup de confiance à la force des arguments. Mais il sait, il a appris, la force des affects : s’il a fini par quitter son poste (dans la conception de véhicules à conduite autonome), s’il a franchi le pas qu’il invite à présent à faire à ses anciens collègues, il raconte en ouverture du livre la situation personnelle qui l’a décidé à changer de vie.

Les ingénieurs sont donc particulièrement interpelés, invités à interroger les fondamentaux de leur métier : concevoir des dispositifs techniques performants ; contribuer par leurs savoirs techniques à l’élaboration et le fonctionnement de projets industriels. Qu’en faire lorsque l’on se convainc que la surenchère technologique participe désormais davantage du problème, la pression excessive des activités humaines sur l’environnement, que de la solution ? L’auteur s’appuie beaucoup sur le concept de dissonance cognitive : on pense contribuer au progrès social, à l’amélioration des conditions de vie de l’espèce humaine ; on contribue en fait à entretenir une surenchère périlleuse source de catastrophes, présentes et à venir, et pas seulement climatiques. Un exemple précis, vécu : développer des systèmes de transport autonome pour charger et décharger les porte-conteneurs dans les grands ports asiatiques facilitent certes le travail des dockers (du moins ceux qui conservent leur emploi), mais contribue, par la baisse des couts de transport, à la prolifération des échanges de marchandises. Comment faire ?

Autre préoccupation forte : la « cage dorée » que représente le statut d’ingénieur. L’expression parlera à tous ceux qui se sentent otages de leurs contrats à durée indéterminée, du salaire mensuel. Même quand la cage est rouillée plutôt que dorée, il n’est pas facile de s’en extirper…

Il en vient donc, et c’est passionnant, à pointer la dimension politique du travail : qui décide ce qui est pertinent ou non, lorsque le travail accompli a un impact fort sur les conditions de vie de ses congénères ? Sa conclusion personnelle : au moins ne pas nuire (« Primum non nocere »). Ce qui peut rapidement être contradictoire avec une activité quelconque, qui comporte toujours une part de risque, toujours des effets délétères plus ou moins prévisibles. Il se réfère également à Herman Melville : « I would prefer no to… ». Mais peut-on ne rien faire ? Dans le cas de Bartleby, l’histoire se termine mal…

Ce livre mérite d’être lu, parce que nous avons affaire à des ingénieurs, mais également parce que bien des métiers, sinon tous, sont concernés, à un degré ou à un autre, par « une dimension politique », des dilemmes, à commencer par celui de faire ou de ne pas faire. Il ouvre le débat, inépuisable, de ce qui peut être fait « de l’intérieur », ou « de l’extérieur ». Sans botter en touche, on pourra au moins soutenir toute l’importance d’éviter la politique de l’autruche, de parler de ce qu’on fait, entre collègues, dans des espaces sociaux, pour envisager, ensemble, ce qu’on pourrait, devrait faire autrement.