Brice Parain, 1942. Gallimard, collection Idées, 1972.
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Le problème des origines est à prendre au sérieux : par quoi commencer ? Comment sortir de la conception progressiste de l’évolution, du simple vers le complexe ? De l’ébauche vers le produit fini ? Du fruste vers le subtil ?
Les philosophes butent sur des solutions de continuité entre pensée, langage intérieur, langage exprimé et adressé, monde. Comment accorder tout cela ? Qu’est-ce qui est premier ?
Page 3. Bel exposé de l’histoire de la philosophie en trois étapes :
- scolastique (aristotélicienne) : procédé par abstraction des choses, telles qu’elles sont connues par l’expérience sensible, vers les concepts, c’est-à-dire la verbalisation, la formalisation des substances. Approche qualitative, verbale, classificatoire.
- Cartésienne (analytique) : la réalité est géométrique, peut donc être connue et même transformée par l’entendement. Mais voilà : problèmes des fondements. C’est une « philosophie de la volonté à tendance dualiste ».
- Hégélienne (historique) : les connaissances sont engendrées progressivement à partir de l’expérience selon une dialectique temporelle. Mais voilà : problème des commencements. C’est une « philosophie du devenir à tendance moniste ».
La justice : « Nous n’avons le choix, pour les mathématiques, la plus certaine des sciences, qu’entre deux attitudes :
- le contenu des axiomes coïncide avec connaissance de la réalité ;
- les mathématiques sont un processus infini, au succès partiel, mais sans justification définitive. »
Page 7 : « le langage n’est qu’à première vue une manifestation de notre existence ; c’est un être extérieur à nous, comme l’est le livre ou la stèle. »
Page 8 : « le mot “être” est le lieu terrestre de l’existence, sans lequel il n’y aurait pas d’être parmi nous, donc d’objectivité. »
Page 13 : la raison (Descartes) ou l’intuition (Leibniz, Bergson) relève de facultés de connaissance indépendante du langage. Celui-ci n’est qu’un instrument.
« L’histoire confond les dogmatiques : vérité aujourd’hui, erreur demain. »
Il fait joliment feu de tout bois : des histoires de paysans arrachant des pommes de terre, des citations de Phèdre, de Verlaine. Belle érudition, un brin désuète.
Page 19 : si l’homme se définit par le langage, qu’en est-il du silence ? Une forme de langage, au risque de le définir par son contraire. Qu’en est-il de ma pensée lorsque je me tais ? Langage intérieur, tout le temps ? Là encore, dilemme entre l’essence et l’histoire : si on considère que le langage ne peut se définir absolument, il faut expliquer son émergence. Soit on établit son fondement, soit on décrit sa fondation.
Page 22 : ce que je dis en affirmant « j’ai faim ».
Page 23 : « on interdit d’additionner des chevaux et des portes. Comment pourrais-je écrire une équation dont le terme initial ne serait pas lui-même une formule ? Cependant telle est bien la démarche par laquelle débute toute pensée discursive : la dénomination. »
Page 27 : « chaque mot dépasse l’individuel et appartient au genre. » On peut aussi soutenir, me semble-t-il, l’inverse : « l’individuel dépasse le mot, et est singulier. »
Page 29 : bascule étonnante dans l’idéalisme radical : « nulle chose n’existe avant que d’être nommée », « béni sois-tu qui parla et le monde fut. » Ou, plutôt que bascule, cohérence avec une définition de l’humain comme être de parole plutôt que de chair ? Ce que je partage : sa vigilance envers une illusoire adéquation du langage avec soit la réalité, soit la pensée. Mais il va un peu loin dans une approche performative du langage !
Page 31. Difficile à suivre : « l’être que crée la parole, ce n’est pas un être de chair, c’est un être de raison. » « La réalité stable, universelle, déterminée, permanente qui est l’objet de notre science, j’entends l’objet que nous examinons et qui ne fuit pas sous nos sens en même temps que le temps, c’est le langage. »
Page 34. « Le langage est par sa nature une abstraction, en ce sens qu’il ne manifeste pas la réalité, mais qu’il la signifie dans sa vérité. »
Page 35. « De la confrontation entre langage et réalité ne peut jamais sortir qu’une destruction du langage pour ce qu’il ne figure pas exactement la réalité : impossibilité de définir, impossibilité d’attribuer, impossibilité même de nommer. »
Page 43. Distinction entre
- Platon : fonder le langage comme touchant aux essences, et donc théorie de la dénomination
- Aristote : d’abord user au mieux (logiquement) du langage tel qu’il est, et donc théorie de la proposition et du raisonnement.
Page 53 : si le monde est mathématique, quid des sensations, des singularités ? Si le langage échoue toujours à désigner, comment parler savamment ?
Page 57. Le langage mathématique est une invention progressive, à cliquets. Rien ne va jamais de soi, sans quoi il n’y aurait pas eu d’inventions, même de la numération. Si c’était l’exploration d’un existant, quiconque pourrait redécouvrir ex nihilo le même univers. La recherche, et alors ses résultats, est contingente.
Page 58. L’exposé de la démonstration mathématique élimine cette histoire. C’est qu’elle ordonne le raisonnement à partir de la solution, c’est-à-dire de la fin du raisonnement, alors que l’histoire le prend à son origine, au moment où elle ignorait quelle serait sa fin. » (et où elle ne se pose même pas la question, parce qu’on ne connait pas l’avenir)
Il faut parler (écrire) pour mesurer l’immense incertitude, l’invention permanente.
Page 67. La force de la négation pour explorer les possibles du langage : que se passe-t-il si je peux affirmer le contraire, invérifiable tant qu’il échappe à l’observation (par exemple la planète Mars est habitée) ?
Page 69. Ce n’est pas l’objet qui donne sa signification au signe, mais le signe qui nous impose de nous figurer à l’objet de sa signification. Nous n’apercevons pas l’origine du langage, mais nous percevons sa fin.
Page 73. Distinction entre
- rhétorique, puis logique : l’art de la démonstration en tant que « manifestation par le langage de la nature et de l’ordre des évènements que les mots ont le pouvoir de figurer. »
- Dialectique : art de conduire la confrontation, la controverse entre deux images du monde verbalisées, au risque d’un grand relativisme (chacun son image)
Avec cet obstacle de fond : ouais, qui dit la vérité ?
Page 76. Dilemme d’Épicure : ce que Dieu veut, ce que Dieu peut. De la relativité du langage, même dans chaque formulation (Pascal). Alors, s’en remettre soit au bon sens (ce qui se conçoit sans avoir besoin d’être défini), soit à Dieu lui-même.
Page 87. Inquiétude cartésienne : « ou bien notre confiance [dans le langage] devrait être entière et notre volonté ne devrait jamais dépasser notre entendement, les mots ne jamais être équivoques ; ou bien notre méfiance n’a aucune raison de ne pas être totale et notre volonté libre n’a d’autres effets alors que de nous maintenir en un doute irrémédiable sur la vérité du langage. »
Page 94 : Descartes vs Pascal
Page 101. Son histoire des problèmes de la philosophie face au langage part toujours (et lui comme tant d’autres) de l’examen d’un homme soucieux de désigner d’un mot un objet extérieur à lui, ou une pensée intérieure. Ce n’est qu’au fil du raisonnement, à la marge, qu’apparaisse la prise en compte de considérations historiques ou sociales. Le langage n’est jamais seulement l’affaire individuelle d’un Robinson se dépêtrant de son bagage lexical. Comme si le philosophe ne parvenait pas à se détacher de sa position de locuteur. Cas extrême cartésien : qui est le je du cogito ?
Vraiment étonnant à quel point il annonce (ou rejoint) Wittgenstein (des limites de la philosophie dans le langage. cf. la brique page 113).
Page 101 à 106 : bon résumé de tout son propos
Page 110 suivantes : bascule vers la preuve par l’accomplissement
Page 119. « Notre langage nous exprime-t-il, en tant qu’individu, ou exprime-t-il les essences universelles ? » Sommes-nous libres ou déterminés par un fatalisme logique ? Dans le premier cas, comment la communication entre les hommes est-elle possible ? Dans le second, comment l’erreur est-elle possible, puisque nous ne pouvons l’attribuer à Dieu ?
Page 135. Leibniz introduit la notion de « possible » qui serait la caractéristique de ce que saisit le langage : non pas directement le réel, mais tout de même un moyen de l’explorer.
Page 137. Synthèse, à la fois saisissante, mais aussi trop synthétique pour être convaincante, des orientations philosophiques française, anglaise et allemande.
- Française : idéalisme, foi théologique d’une correspondance exacte entre idées, langage et réalité, qui atteint la vérité.
- Anglaise : empirisme : tout n’est qu’interprétation subjective.
- Allemande : expressionnisme : langage émanation de l’homme, mais qui exprime l’essence du monde, dans son mouvement historique, dans son amplitude (pas seulement un raisonnement, une vie intérieure. Poésie lyrique plutôt que géométrie).
Page 141. Nietzsche : pensée fondamentale : dans tous nos jugements, il faut prendre pour norme l’avenir, et ne pas chercher derrière nous les lois de notre action. Plaidoyer pour l’action, mais qui balaie toute prescription.
Page 142. Comment ne pas se contenter de décrire, de phénoménologie passive ?
Page 146. Que la somme des angles soit 180° ne se découvre pas, mais s’apprend. (et peut ne pas s’apprendre).
Page 147. « La matière des mathématiques est morte, celle de la connaissance philosophique est la vie elle-même. »
Avis 153. Égale : images et mots forment ensemble le tout de notre conscience et se combattent à l’intérieur de ce tout, qui tantôt parait se détruire et tantôt se reconstitue, pour de nouveau se détruire, puis ce reconstituer sans fin.
Page 157. « Le monde est constamment jeune, alors que nous vieillissons chaque jour. »
Page 166. « Tout mot existe indépendamment du contenu d’images et d’action que nous lui attribuons. » Alors qu’il approchait d’une dialectique individu/collectif, présent inscrit dans une dynamique temporelle, il revient brusquement, par souci de préserver une transcendance, à « une règle dont le langage serait dépositaire ». Et pour résister au flux de paroles, se réfugie dans l’écrit : « cette existence n’est peut-être pas sensible dans l’écrit, mais elle se manifeste de toute évidence dans l’écriture. »
Page 167. « Mal nommer un objet » (Albert Camus !)
Page 168. Le langage « règle de notre pensée et de notre action humaine, extérieur et par conséquent transcendantale à nous, parce qu’il est le lieu de l’universell et de la volonté réfléchie. »
Page 172. « Le langage n’est qu’un moyen pour nous attirer vers son contraire, qui est le silence et qui est Dieu. » Un final lyrique !