David Graeber et David Wengrow, Les Liens qui Libèrent, 2021.
Le titre original est « The Dawn of everything ». Pas beaucoup plus joli, mais au moins une expression close, sans ridicules points de suspension. Peut-être une façon d’évoquer l’écriture assez relâchée, familière (« Les conclusions de Pinker sont totalement à côté de la plaque », page 35 ; « Pour le dire crument, on sent bien que vivre parmi des indigènes est beaucoup moins barbant que de vivre en Occident. » page 38).
Page 39. Épistémologie des sciences sociales : au risque de la simplification et de la réduction à un facteur décisif. Marx, Freud ou Lévi-Strauss éclairent la réalité d’un angle nouveau, mais une fois qu’on a vu, on s’habitue vite à voir, et on a besoin de revenir à une vue synoptique.
Tendance naturelle : croire qu’un penseur ne fait que découvrir ce qui est pour nous devenu une évidence, au risque de ne pas mesurer à quel point ce n’en était pas une à son époque, et que ça aurait pu ne pas en devenir une, que d’autres « évidences » auraient pu s’imposer. Est-ce que Darwin « découvre » l’évolution, Boucher de Perthes la Préhistoire, Gordon Childe le néolithique ?
Page 58. L’interlocution avec l’autre [« l’Indien »] oblige à prendre en compte son point de vue, son regard sur le monde, son jeu de langage, et alors sa forme de vie.
Page 62. Si même la liberté individuelle et le confort matériel ne sont pas l’apanage des sociétés contemporaines, que reste-t-il ?
Page 81. De la complexité des interactions entre sociétés : entre emprunts intéressés, influences de fait, « schismogenèse » (Bateson), c’est-à-dire tendance à s’opposer.
Page 115. Une limite forte de leur argumentation : les humains décideraient « en toute conscience » de ne pas instituer de hiérarchie sociale et politique, malgré « une tendance innée à s’engager dans des schémas comportementaux domination/soumission probablement héritée de nos ancêtres simiens ».
Page 125. La conscience serait essentiellement dialogique, et pas un attribut individuel.
Page 127. Même les enfants ont une vive imagination sociale, beaucoup de créativité sociale dans leur jeu : alors pourquoi pas les humains préhistoriques ?
Page 148. La variété des contextes de vie sociale et politique aiguise la conscience politique ordinaire : les paléolithiques sont plus alertes et imaginatifs que nos « démocrates » ! Vrai jusqu’au statut des femmes : on a du mal à imaginer une société au patriarcat saisonnier.
À débattre : la conscience politique (philosophique) ne serait pas cumulative d’une génération à l’autre, contrairement aux savoirs savants. Le progrès en philosophie (en art) n’a pas de sens. Mais on accumule une diversité de pratiques artistiques, là où l’expérimentation sociale apparait figée.
Étonnantes crispations identitaires dans une société par ailleurs très mobile. On peut se déplacer géographiquement, mais très peu socialement. Nous sommes coincés entre des murs, à l’exemple des catégories genrées.
Page 195. La « cueillette » qui confine à l’agriculture, la chasse à la pratique de l’élevage, quand les relations aux territoires sont tellement intenses qu’elles modifient l’environnement, l’adapte de fait aux populations qui en vivent. Cueillir n’est pas prélever ce que fournit passivement la nature, c’est aussi agir, influencer sur ce qui est disponible. Et ces activités productives aboutissent aussi à une organisation économique et sociale pour s’approprier (trouver un autre mot ?) le territoire.
Page 301. Décrire les activités humaines à l’égard de l’environnement avec les concepts contemporains est une chose ; leur attribuer la conscience de le faire tel que décrit en est une autre.
Page 303. Parler de l’agriculture et de domestication incite à rattacher ces nouvelles pratiques aux nôtres en les arrachant à la continuité des pratiques de cueillette.
Page 306. Le point sur « la révolution néolithique » qui n’en est pas une.
Ça manque de conceptualisation philosophique : l’humanité, le groupe, le langage, l’activité, la technique.
De la compréhension archéologique : du minuscule (traces de sang, pollen) au contexte régional historique. Enquête multiscalaire, à partir d’indices, de concepts, de comparaisons.
Au néolithique, l’altérité culturelle et géographique est la règle : des mondes sociaux très différents cohabitent. Aujourd’hui, il faut fouiller dans le passé pour trouver l’équivalent (uniformité culturelle : teeshirt, soda, football, téléphone, etc.)
L’argument des humains effectuant des choix conscients n’est pas compatible avec la temporalité du changement qui en fait échappe à ce qui est perceptible par des consciences individuelles.
Le déterminisme prend les choses à l’envers : non pas un environnement qui commande une organisation sociale, mais une évolution sociale qui se coltine les contraintes environnementales. On essaie tout ce qui est possible, individuellement et collectivement. On fait de son mieux, et on voit.
Être conscient collectivement du sort commun est au moins un horizon, ce vers quoi il s’agit d’aller.
Page 324. La diffusion de la céréaliculture se heurte à l’acclimatation à des terroirs différents : pas seulement une affaire de graines (sols, parasites, etc.). À comparer avec les cultures dites invasives, lors de la colonisation en Afrique ou en Amérique.
Page 330. Écologie de la liberté : pratiquer l’agriculture en dilettante.
Page 390. Les traces du pouvoir royal sont plus abondantes et visibles que celle d’autogouvernance démocratique.
Les indicateurs du pouvoir de l’État : la violence, jusqu’au meurtre. Quels recours ? Qu’est ce qui est légitime, pratiqué effectivement en matière de violences physiques, voire psychologique (dont le viol) ?
Le problème de « l’État », c’est le substantif ! Employer un même mot pour qualifier des phénomènes sociaux très différents, au risque de se dire : « il y en a toujours eu, il y en aura toujours ! » Pas tant éradiquer l’État que répondre d’une façon autre aux questions de ces deux auteurs : quel usage de la violence, quel contrôle de l’information, quelle symbolique commune ?
Page 542 : de l’impersonnalisation de la bureaucratie (du comptage en général)
Page 623. Des racines iroquoises de la philosophie des lumières (et donc de la nôtre). Comme si on lisait Braudel sans avoir aucun repère sur l’histoire de l’Europe. L’immense continent des civilisations sans écrit.
Leur définition de la liberté : celle de partir, de désobéir, de créer ou transformer ses relations sociales. Je dirais plutôt, d’un coup : agir sur ses relations sociales. Éventuellement les nier, les refuser, les contester, mais comme on conteste des certitudes, sans prétendre ne pas en avoir ; agir sur son environnement, sur ses relations à la matière, aux êtres vivants (même au virus). La liberté a bien à voir avec l’activité : pouvoir la déployer, l’ajuster aux autres, et ça passe par le langage, la possibilité d’en débattre, de la concevoir.
La bureaucratie comme le commerce : l’impersonnalisation de l’acte (produit ou processus) détaché de la personne, administré, marchandisé.
Le problème n’est pas l’État, l’argent, la loi, mais leur permanence, la transformation de la modalité en finalité. Contrairement à une idée reçue ordinaire, le progrès enferme, par effet cumulatif. Une autre approche du progrès, c’est la bifurcation, faire autrement. Et c’est alors affaire de fantaisie, de marginalité.
L’histoire des États, c’est la surenchère du contrôle des territoires, des armées, des dispositifs juridiques. L’histoire de la technologie : une voie qu’on explore dans le toujours plus. Donc plutôt que de transition ou d’effondrement, parler de bifurcation.
Idem pour la division du travail : bien sûr indispensable, c’est dès qu’elle se fige, dès que la spécialisation devient rigide, définitive, assignation à résidence qu’il y a problème.
L’humanité doit apprendre la souplesse, l’adaptation aux circonstances par la conscience : l’épidémie en est la forte démonstration.
Les deux auteurs en font trop (sans expliciter beaucoup d’ailleurs) dans l’idée que les humains auraient, parfois, choisi consciemment de ne pas recourir à l’agriculture, ou bien d’éviter la domination étatique. Mais c’est justement ce sur quoi il y a une marge de progrès, un horizon à explorer. Être de plus en plus conscient de ce qui nous arrive, assumer de plus en plus des choix collectifs, autant que possible sans attendre la panne majeure.
Ce qui manque encore dans le champ de compréhension de l’histoire : la prise en considération de la temporalité des individus. Les deux auteurs le font parfois, par exemple pour la description des pratiques de cueillette, mais sans aller jusqu’à la vie ordinaire quotidienne. Pourrait-on imaginer la socialité usuelle dans ces mondes ?
Catastrophe industrielle : l’écrasement de la diversité des langues, des cultures, l’uniformisation des modes de vie, des divertissements. Il faut au contraire promouvoir la diversité, l’hétérogénéité, les singularités (et non les identités collectives).
Comment se dérober massivement à l’État ? (À celui d’aujourd’hui, l’administration hypertrophiée, les procédures, le management bureaucratique).
Bifurquer en se dérobant à la marchandisation et à la bureaucratisation, en affirmant la singularité de son activité.
http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Au_commencement_%C3%A9tait-672-1-1-0-1.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Au_commencement_%C3%A9tait%E2%80%A6
https://journals.openedition.org/anabases/15084