Babel-ville

Joseph Bialot, Gallimard Folio policier, 2002.

Est-ce que c’est un polar plutôt moyen, ou bien moi qui me lasse des polars ? C’est plutôt bien écrit, il y a en tout cas de la recherche dans l’écriture pour évoquer une ambiance, des lieux, brosser quelques portraits de policiers, de concierge, de gens ordinaires. Il est bien sûr sympathique de reconnaitre des lieux, d’accompagner l’auteur dans un territoire familier. Toujours est-il que je ne me suis pas pris au jeu de l’intrigue, que l’envie de percer le mystère n’a pas suffi à me faire tourner les pages jusqu’au bout.

https://www.babelio.com/livres/Bialot-Babel-ville/89594#!

La France contre les robots

Georges Bernanos, 1945. Le Castor astral, 2017

Page 22. « Le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

Page 24. « Il est ridicule de parler de dictatures comme de monstruosités tombées de la lune, ou d’une planète plus éloignée encore, dans le paisible univers démocratique. Si le climat du monde moderne n’était pas favorable à ces monstres, on n’aurait pas vu en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne, des millions et des millions d’hommes s’offrirent corps et âme aux demi-dieux, et partout ailleurs dans le monde, en France, en Angleterre, aux États-Unis, d’autres millions d’hommes partager publiquement ou en secret la nouvelle idolâtrie. »

Page 83 « Paris Marseille en un quart d’heure, c’est formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever. Le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! C’est vous que vous fuyez, vous-mêmes – chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa graine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure hélas ! La liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! »

Sa critique vive du monde moderne, du progrès technique, est roborative. Mais c’est le monde vu depuis le passé, quelque part entre le terroir paysan du XVIIIe et la fête de la fédération de 1790 : les belles heures de notre patrie, P majuscule.

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_France_contre_les_robots

https://www.philomag.com/articles/la-france-contre-les-robots-bernanos-visionnaire

En salle

Claire Baglin, éditions de Minuit, 2022.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/09/02/en-salle-de-claire-baglin-royaume-du-burger_6140019_3260.html

Ce midi, un roulement, je suis frites. Les autres me disent bon courage et la formatrice réapparait, c’est reparti. Quatre heures trente à faire, j’enfile le tablier de plastique, j’y suis.

Ils me donnent les consignes : aux sons stridents et lents, il faut secouer les panières, à ceux courts et stressants, sortir les frites de l’huile. D’autres sonneries retentissent mais ils disent c’est rien ça, tu n’as qu’à appuyer. Je jette un coup d’œil à l’écran des commandes juste au-dessus de ma tête, je ne lis pas, je vois bien qu’il y en a trop, j’appuie sur le bouton. Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet ploie, je la plonge et le minuteur commence le décompte. Les équipiers derrière moi disent augmente ta prod’ là, fais ta prod’ allez.

La pelle à frites dans la main, je remplis le cornet, raclent les bacs, mais les alarmes m’arrête, je lâche tout, réponds à l’appel. J’appuie, la sonnerie s’arrête, je secoue la panière, j’en plonge une nouvelle et mon soulagement dure quatre secondes, il faut valider, vingt secondes, il faut secouer, trois minutes, il faut sortir les frites. Une équipière me reprend pourquoi tu lâches ta pelle, je veux que tu ne la relâches que quand tu as fait toute ta prod’. Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail, de la façon dont je tiens la pelle aux mouvements des panières, je dois enchainer. Reprendre l’outil, remplir, le cornet partent sitôt prêt, je tasse dans les sachets, dans les boites, je coule, les commandes s’alignent. Quelqu’un me dit en fait il faut que tu plonges dès que tu relèves une panière, tu vois ? Tac tac, tu vois ou ? Pourquoi tu le fais pas alors ?

Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonne ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon cœur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes Internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volteface, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, mes griffes.

Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom. Je tasse, secoue, relâche enfin. Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. Quelqu’un appuie sur le bouton à ma place, agite brutalement la panière pour me reprocher de ne pas l’avoir fait et les autres reviennent. Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. Dans mon dos, le directeur chante qu’on ira tous au paradis, on ira.

La jeune fille à l’usine

Nella Nobili, 1978. Cambourakis, 2022.

Le travail industriel attaque le corps : parce qu’il faut être tôt le matin à l’usine ; parce que la chaleur, les gestes, les bruits éprouvent les sens. Le travail industriel soumet l’enfant : parce qu’il faut obéir aux parents qui envoient à l’usine, aux contremaitres qui surveillent les cadences, aux machines qui imposent leur rythme.

Alors l’enfant rêve, l’enfant se préserve le droit de rêver, l’enfant s’acharne à rêver. L’enfant s’accroche à l’amitié des compagnons d’infortune. Et puis l’adulte écrit, de la poésie.

Et on a travaillé plus qu’avant

Et c’était vrai, on nous l’avait promis,

Pour une fois c’était vrai :

On ne voyait plus les heures passer,

Cette maudite pendule

Avance une allure folle

Plus le temps de rêver. Tourne la canne de verre

Dans la main gauche active la flamme au gaz

Tire la pointe encore rouge brule-toi les doigts

Souffle tire tourne pose

Coordonne tes gestes ne respire

Qu’au rythme de la pièce qui s’étire.

Quelqu’un à qui parler. Une histoire de la voix intérieure

Victor Rosenthal, PUF, 2019.

Et si l’écriture, comme processus, avait d’abord une dimension d’entrainement à la vie sociale, en soutenant la voix intérieure façon « atelier d’Alice » ? (Page 44)

« Entendre une voix intérieure » (page 50, celle de l’auteur d’un texte) : abus de langage ? Qu’est-ce qu’on entend par « entendre » ? Tout comme « voix », pour désigner un phénomène silencieux ? Est-ce que ce livre tient encore si on invente un autre nom, pour éviter le quiproquo, la confusion ? Il faut bien faire avec la polysémie, l’utilisation d’un même mot pour désigner des réalités différentes. Être lucide ?

Page 71. La voix intérieure comme support à l’autonomisation du sujet vis-à-vis de la norme sociale, il dit même du « prescrit » ! Il est en effet quelque chose qui appartient en propre au sujet, qui lui appartient au plus haut point, qui est on ne peut plus difficile à partager : ce qu’on se dit à soi-même, ce qu’on élabore pour soi.

Page 74. Enseigner, c’est à la fois apprendre à ne pas trop réfléchir, en assimilant, en incorporant des routines, des évidences, des certitudes, mais aussi apprendre à réfléchir, pour se convaincre, s’exercer à penser par soi-même, à ses propres jugements et convictions. Par exemple : apprendre à regarder la Joconde.

Peut-être une question clé de l’apprentissage : à ce moment-là, qu’est ce que vous vous êtes dit ?

Page 116. Citation de Bakhtine. Atelier avec l’intelligence artificielle, qui procède ainsi : créer des suites de mots à partir d’un stock existant. Quelle différence, alors, entre la vie et le calcul ?

Renverser le test de Turing : est-ce qu’un système IA serait capable de distinguer un humain d’un ordinateur ?

Page 118. Principe d’adressivité : « Tout propos, dit ou écrit, proféré à haute voix ou dans son for intérieur, est toujours, nécessairement, adressé à un destinataire, à un public. »

Page 135 : (début de) liste des modes de parole à soi

Page 150. L’organe vocal est d’une complexité considérable, d’autant qu’il emprunte à quantité d’organes qui n’ont rien à voir avec la vocalisation (bouche, mâchoires, nez, gorge, affectés à l’alimentation ou la respiration). On parle, mange, respire par le même orifice. Quelle curieuse machine !

Page 160. Citation de Israël Joshua Singer, La Famille Karnovski

La voix comme instance de mise en relation entre le corps, au sens le plus matériel, et le psychisme, ce que j’ai à dire (et pas seulement la parole, plus abstraite : la voix, avec ses accents, ses ratés, ses dérapages, ses emportements, ses résonances).

La lecture comme voix intérieure : est ce que je lis avec mon accent propre ?

Page 258. Concept de « fictionnement »

https://www.philomag.com/livres/quelquun-qui-parler-une-histoire-de-la-voix-interieure

https://www.puf.com/content/Quelquun_%C3%A0_qui_parler

https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/langues-et-langage-en-societe/miscellanees/la-voix-interieure

https://www.rfi.fr/fr/emission/20190331-rosenthal-victor-psychologue-anthropologue-histoire-vie-interieure

Éloge de l’ordinaire

Sandra Laugier, éditions du Cerf, 2021

Page 100. « lorsqu’un mot n’a pas de signification, cela veut dire qu’on ne lui en a pas donné une, et non qu’il ne peut en avoir une. Dans le cas des énoncés philosophiques, la question est moins de savoir s’ils n’ont pas de sens en eux-mêmes que de savoir si nous avons réussi ou simplement cherché à en donner un. » (Jacques Bouveresse, Dire ou ne rien dire)

Il faut tenir bon sur ce principe tout simple : « le sens d’un mot, d’une proposition » ne veut rien dire (est platonicien) si on s’imagine quelque part, indépendamment d’un humain qui parle, un mot avec un sens attaché, ainsi par exemple qu’une boîte avec le bijou à l’intérieur.

« gavagaï », ça veut dire quoi pour l’explorateur, pour l’indigène ? Comment se déroule, se manifeste l’accord sur le sens ? Et même quand on se met d’accord, ce n’est jamais sur le contenu de la boîte, c’est toujours dans une dynamique d’activité, une dynamique relationnelle entre des êtres qui parlent du monde.

Page 105 et suivantes : critique peu convaincante d’un réalisme dur, qui serait alors métaphysique. Tout n’est tout de même pas langage.

Page 122. Qu’il est difficile de tenir bon sur cette idée : « La philosophie n’est pas une affaire de doctrine, mais une pratique » (cf. les exercices rituels de Pierre Hadot)

Description minutieuse (au risque de répétitions, ou de circonvolutions) de son parcours intellectuel, de la philosophie balisée des institutions universelles (en l’occurrence celle du langage, ou bien analytique) à des investigations plus personnelles (forme de vie, care, voix, désobéissance civile, séries télévisées), avec une attention grandissante à politiser Wittgenstein : la démocratie comme expression publique de voix singulières : liberté d’expression d’une parole nécessairement propre à un sujet politique, égalité principielle de chaque voix. La démocratie n’est donc pas (pas seulement) affaire d’institutions, de constitution, de cadre juridique ; elle vit au travers de la parole des individus, en tant que celle-ci est orientée vers le souci de l’espace public

Elle reste aux portes du monde du travail (s’en approche tout de même par les problématiques du care, mais sans rentrer dans l’organisation du travail) comme des questions coopératives (intelligence, engagement collectif) trop universitaire, au sens technique du terme ? Trop érudite ? Trop investie dans le commentaire de textes, d’œuvres (même marginales, Austin, Cavell en philosophie, les séries en production culturelle) pour être sensible aux questions de l’agir ?

https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/19374/eloge-de-l-ordinaire

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-lundi-06-decembre-2021-4963705

Le blé des physiocrates

Aliénor Bertrand, Cahiers philosophiques, 2018

https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2018-1-page-9.htm

« Resémentisation » par les physiocrates du terme « blés » : quand les paysans désignent ainsi non seulement tout un éventail de plantes céréalières ou de légumineuses cultivées en saisonnalité, avec un travail spécifique des terres, mais aussi ces terres à « bleds » elles-mêmes, l’activité d’entretien minutieux qu’elles nécessitent, les physiocrates le réduisent au froment, pour en faire un indicateur de production agricole (calcul de rendements, à partir de la mesure des intrants), et même un équivalent général sur les marchés agricoles. Ce n’est pas une « épistémé » (Foucault) ou un mode de production qui se substitue à un autre, ce sont deux configurations du rapport au vivant, au travail et au végétal qui cohabitent, s’opposent, dans les représentations comme dans les pratiques. L’enjeu est la production (les cultures « vivrières » sont bien plus sécures pour les paysans que la production pour le marché), mais aussi le rapport au travail vivant, au travail en général. Le dénigrement du travail paysan est impressionnant, par exemple chez les encyclopédistes, ou les botanistes qui se posent en rivaux dans la connaissance du végétal.

Le Bonheur des familles

Carlos Fuentes, 2006. Gallimard, 2009.

« Todas las familias felices ».

On accroche plus ou moins d’un récit à l’autre, d’autant que le propos est souvent éprouvant. Mais il y a souvent qqch chez les personnages, qui sortent de l’ordinaire, ou au contraire, sont bien ordinaires, même le président ou l’industriel, humains très humains, et alors à nul autre pareil. Ça grince, beaucoup.

Une variété remarquable de style. Je mets de côté un des «chœurs» intercalés entre les récits, mélange stupéfiant de narrateurs dans un seul fil narratif.

https://www.folio-lesite.fr/catalogue/le-bonheur-des-familles/9782070437764

https://www.revue-etudes.com/critiques-de-livres/le-bonheur-des-familles/12524

https://www.universalis.fr/encyclopedie/le-bonheur-des-familles/

Au voleur ! Anarchisme et philosophie

Catherine Malabou, PUF, 2022.

Page 32. « La contingence de l’arkhé (le pouvoir au sens d’Aristote, fondement de la cité humaine) tient à la révélation paradoxale – c’est-à-dire en même temps la dissimulation – de son hétéro-normativité. »

Chapitre 4. L’anarchie ontologique

Reiner Schürmann. Remonter à l’origine, au principe du principe, pour déconstruire la logique ordonnée, hiérarchique, de la cause à l’effet, du principe à l’acte, du commandement à l’obéissance. Qui a donné le premier ordre ? En vertu de quoi ?

Aller jusqu’au bout de la critique du « double bind » : sois spontané, autonome, libre. Le premier prescripteur a d’abord fait acte de liberté. Le dernier travailleur a choisi de suivre la prescription.

L’évènement comme élément d’unité de la réalité, bien plus que la causalité.

Chapitre 5. L’anarchie éthique

Comment dire l’an-archique en l’absence d’anarchie du langage ? (Levinas)

Page 128. « C’est parce que la possibilité de la philosophie est dès le départ une indifférence à l’autre, et par là une indifférence et une insensibilité au mal. L’être est le mur d’indifférence de la philosophie. »

Page 130. Le « double bind » est un commandement auquel on ne peut obéir qu’en désobéissant. L’injonction éthique, quant à elle, désarticule absolument toute relation entre commander et obéir, ainsi qu’entre obéissance et désobéissance, tout simplement parce qu’elle ne donne pas d’ordre, ne gouverne pas. Tout impératif au sens courant se trouve alors doublé, pris de vitesse par cette « obéissance précédant tout écoute du commandement », cette « obéissance à un ordre s’accomplissant avant que l’ordre ne se fasse entendre, l’anarchie même. »

Page 361 citation : « tu m’as bien compris ! » (À confronter à De Gaulle : « je vous ai compris »)

Page 376. « Nos institutions feignent de se rebiffer lorsque, de l’intérieur, on les critique ; mais elles s’en accommodent ; elles en vivent ; c’est à la fois leur coquetterie et leur fard. Mais ce qu’elles ne tolèrent pas, c’est que quelqu’un leur tourne soudain le dos et se mette à hurler vers l’intérieur : “voici ce que je viens de voir ici, maintenant, voici ce qui se fasse. Voici l’évènement.” » (Foucault)

https://www.puf.com/content/Au_voleur

https://www.philomag.com/livres/au-voleur-anarchisme-et-philosophie

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/01/23/catherine-malabou-philosophe-plastique_6110617_3260.html