Pas né de la dernière pluie. La science de la confiance et de la crédulité

Hugo Mercier, humenSciences, 2022.

Des effets de l’artificialisation (en particulier l’accroissement numérique) du milieu de vie humain sur les facultés cognitives, les jeux de langage, les interactions langagières ordinaires. Tout comme chacun se nourrit désormais de la Terre entière, chacun est en relation potentielle avec n’importe quel autre individu de l’espèce parmi sept-milliards. D’où le poids considérable des institutions, États ou bien médias.

Explorer minutieusement toutes ces questions de crédulité, de vigilance cognitive, revient à étudier les usages du langage : c’est précieux !

Son cadre de référence : la psychologie cognitive évolutionniste. Il est effectivement plus intéressant de s’appuyer sur des arguments historiques, donc que sociaux, que seulement biologique (le fonctionnement cérébral, censé éclairer les mécanismes cognitifs). Pour autant, ça donne une approche mono disciplinaire forcément étroite, à la seule échelle d’une personne.

Il s’en prend à une question monumentale : comment se construisent les représentations usuelles, les opinions, les croyances quant aux fonctionnements sociaux, biologiques, physiques ? Comment les influencer ? Mais il se la pose du point de vue des dominants, de ceux qui sont en mesure de prétendre détenir la vérité, qui ont besoin de convaincre, de persuader, de faire agir, en particulier par les moyens de la propagande. Et puis son champ se limite aux propositions discutables, portées par le langage : ce que chacun fait de ce qu’on lui dit, des messages, des informations, des idées dont il est destinataire.

Dans son approche : l’origine de nos croyances est d’abord notre expérience immédiate, intégrée sous forme d’intuition. Je vois bien que la terre est plate (ou bosselée), que le soleil se déplace dans le ciel. J’ai certaines relations avec ma famille, mes amis, mes collègues, et suis alors enclin à considérer qu’il s’agit de relations ordinaires entre les humains, que les attitudes et comportements à cette échelle peuvent être généralisés, transférer à l’échelle des groupes plus importants dans lesquels nous vivons à l’ère des médias et des institutions de masse. J’ai un certain rapport au temps, à l’espace (mon milieu de vie, au sens de phone), qui influence ce que je peux comprendre de ce qui se joue à d’autres échelles (et ces jeux complexes sont d’abord langagiers).

Page 17. Ses exemples de crédulité et montre surtout les limites d’une grille de lecture cognitive, pour comprendre des phénomènes qui sont aussi, simultanément (qui « sont » au sens de « qui doivent être décrits ») holistiques, sociologiques, inconscient, etc. il y a pourtant de conception polie tique forte derrière l’affirmation que les masses sont manipulables : celle des apprentis manipulateurs (compris Marx avec son socialisme à prétention scientifique, attribuant aux philosophes la responsabilité de « transformer le monde »)

Page 30. la transmission intergénérationnelle n’est pas univoque, simple, directe. L’enfant résiste, filtre, apprend à apprendre comme à apprendre autre chose, autrement, apprendre à faire à sa façon, à parler comme il peut, comme il veut, et pas seulement comme il doit. Exemple de l’alimentation : comment sait-on, apprend-on ce qui est comestible, bénéfique, dangereux ? (Au-delà de la question inné/acquis, pas très intéressante)

« À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes. » (Marx et Engels, L’idéologie allemande)

Âge 34. On n’adopte pas des idées en fonction de l’offre, quelle que soit la capacité de persuasion du publicitaire, du tribun ou du gourou, mais en fonction de la demande, c’est-à-dire de ses besoins, de ses convictions présentes, de « ce qui nous parle », plus ou moins.

Logique évolutionniste : peut-on comprendre un comportement culturel complexe (construction d’un habitat, cri d’alerte) selon le seul critère de la « survie du plus apte », la transmission de caractère favorable à l’organisme ?

Page 54. Toute communication doit avoir un degré minimal de fiabilité pour être utile au récepteur comme à l’émetteur, et justifier son cout.

Page 62. À propos des systèmes 1 et 2 de Daniel Kahneman (Thinking fast and slow) : trop simpliste dans un découpage crédulité vs esprit critique.

Page 68 et suivantes : analogie avec eux l’alimentation. L’être humain omnivore doit faire le tri dans tout ce qu’il lui est possible et nécessaire de manger, sans se contenter de règles simples de communication comme ce peut être le cas pour des espèces spécialisées sur un seul type d’aliments.

Page 90 et suivantes. De la force du « contrôle de plausibilité » et du raisonnement comme mécanismes favorisant « la vigilance ouverte ». Mais c’est un peu court de réduire la question d’un changement de paradigme scientifique, comme les arguments antivaccins, à cette approche de psychologie cognitive : il y a aussi question d’enjeux politiques, institutionnels, d’implication subjective.

Page 101. « Regarder une personne en train de faire son travail – un athlète professionnel, un artisan doué –, cela peut être une grande source de plaisir. » « Compétences porn ». Parce que source d’apprentissage ?

Page 135. « Mettre l’accord sur la diligence – les efforts que font les autres pour nous communiquer des informations utiles – plutôt que sur l’intention de tromper change la perspective. Au lieu de traquer le mensonge, c’est-à-dire une raison de rejeter un message, nous devrions traquer la diligence, c’est-à-dire une raison d’accepter et un message. Ce serait plus logique du point de vue de la vigilance ouverte, car nous n’aurions plus qu’à rejeter ce qu’on nous dit en l’absence de certains signaux nous suggérant que nos interlocuteurs font preuve d’une diligence suffisante à notre égard », c’est-à-dire qu’il y a convergence d’intérêts ou de motivations.

Page 143. Critique de la contagion émotionnelle : il a sans doute raison à l’échelle d’une foule ; ça me parait plus court sur le seul critère de la performance évolutionniste (il serait trop simple de manipuler autrui en jouant de ses émotions par des messages faux et performatif comme des cris d’alerte). Il préfère en tout cas la notion de « vigilance émotionnelle », pour moduler la réaction (mais même la notion de « contagion » pour une infection n’implique pas la circulation à l’identique d’une maladie, il y a bien variabilité idiosyncrasie des réactions physiologiques).

Page 156. Exemple de foule raisonnable, à la violence très circonscrite, loin des déplorations des réactionnaires. Bon, il y a tout de même eu quelques massacres le 4 septembre 1792…

Chapitre 10 la circulation des rumeurs est un phénomène bien trop complexe pour expliquer correctement par le seul angle de la psychologie cognitive évolutionniste. Il aboutit d’ailleurs à des recommandations de vigilance un peu légère !

Page 245. Je pratique la religion de mon contexte propre, quelles que soient ses prétentions universelles.

Page 322. « À l’exception des sciences qui reposent presque entièrement sur les maths (et même dans ce cas ?), toute idée doit pouvoir être communiquée avec une clarté suffisante pour qu’un lecteur instruit et attentif puisse l’appréhender. Si on a sous les yeux une bouillie de mots compliqués, si on y comprend toujours rien même après quelques efforts, même avec tout le contexte, c’est qu’il n’y a rien à comprendre. »

https://www.humensciences.com/livre/Pas-ne-de-la-derniere-pluie/116

https://www.afis.org/Pas-ne-de-la-derniere-pluie

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/10/07/pas-ne-de-la-derniere-pluie-d-hugo-mercier-pas-si-dupes_6144898_3260.html

Comment pensent les animaux ?

Loïc Bollache. HumenSciences, 2020

Étonnante influence de la pensée cartésienne : je réalise en tout cas quel point je trimbale par devers moi cette idée que « les animaux n’ont pas de langage et c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes, un stimulus entraine une réponse comportementale, leur faculté d’adaptation est due à leur instinct qui n’est pas de l’intelligence ». J’ai pourtant bien en tête l’idée d’une continuité du vivant, mais le constat de la frontière qu’établit le langage articulé rend difficile l’appréhension d’une intelligence, d’une forme d’autonomie, l’initiative intellectuelle de l’animal (ou même des animaux, collectivement). Parlera-t-on d’éducation, d’apprentissage, de compétences pour des animaux ? Qu’en est-il des variations interindividuelles ? Bien sûr, la question n’est pas, binaire, être ou ne pas être (intelligent) ; même pas selon un degré quantitatif ou même qualitatif (plus ou moins intelligent, intelligent à sa façon), mais en interrogeant l’usage que l’on fait du mot (par exemple un livre sur « l’intelligence » animale) ; pas non plus une question de définition (ce qu’on désigne par intelligence).

Darwin : « si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèces. » Ce qui revient à substantialiser (et donc substantiver) l’intelligence.

Que fait-on lorsque l’on apprend la langue des signes un chimpanzé ? Qu’est-ce que ça dit de la conception de la langue, de la langue des signes, de l’apprentissage, de la représentation du chimpanzé comme apprenant ?

Chapitre 1. Se souvenir des belles choses. La mémoire comme base de l’intelligence

Les saumons capables de reconnaitre la rivière de leur enfance dix ans plus tard ; certains éléphants leur cornac ; les dauphins le sifflement de leurs congénères après vingt ans de séparation.

Distinction mémoire sémantique/épisodique (page 42) : autant de moyens de maitriser le temps ou l’espace (des itinéraires, des lieux).

Page 56. Un peu léger en essayant de définir le langage, réduit à de la « communication interindividuelle ». Le titre du chapitre dit pourtant l’inverse : « les animaux sont bavards ». Le bavardage n’est pourtant pas de la communication utilitaire.

La complexité stupéfiante, à y regarder d’un peu près, de la communication des abeilles et de son traitement : le choix d’un nouveau lieu pour un essaim donne lieu à des échanges entre abeilles éclaireuses sur les caractéristiques des lieux repérés, jusqu’à convenir d’un choix parmi les possibles. La sélection se fait selon un processus de quorum, et donc une forme de maitrise du nombre. Les éthologues n’hésitent pas à employer le mot de démocratie.

Singe, baleines, dauphins : l’émission de sons structurés est une pratique importante et indispensable à la vie ordinaire (par la maitrise de l’espace et du temps) de nombreuses espèces.

Chapitre 3. À la rencontre de cultures animales

Trois modalités pour expliquer l’origine de comportements :

  • L’inné, le physiologique (respirer)
  • L’apprentissage par expérience (marché)
  • L’apprentissage par imitation (parler)

Beaucoup d’exemples éloquents (les mésanges et les bouteilles de lait, des macaques et le lavage de patates douces, etc.) : au risque de l’anthropomorphisme ? Ou encore de la tautologie : comment une espèce pourrait-elle vivre sans invention et apprentissage ?

Un point majeur : les différenciations interindividuelles dans les capacités d’innovation et d’imitation.

Chapitre 4. La vie sociale des animaux

En fait il faudrait renverser la charge de la preuve : non pas chercher à démontrer que de vulgaires animaux privés du langage, de main, de cortex cérébral sont capables d’intelligence, mais partir de l’idée que des espèces adaptées à leur milieu, capables de se nourrir et de se reproduire dans la complexité du monde, disposent de facultés que nous désignons par intelligence, compétence, communication, mémoire, etc., et ce qui serait le plus intéressant, plutôt que des expériences de laboratoire, serait alors de discuter coopération avec les animaux, activités communes. Puisque nous partageons différentes formes d’intelligence, que faire ensemble ?

RMR, 591.5

https://www.humensciences.com/livre/Comment-pensent-les-animaux/55