Voisins de passage – Une microhistoire des migrations

Fabrice Langognet, La Découverte, 2023.

https://www.editionsladecouverte.fr/voisins_de_passage-9782348077463

https://www.cairn.info/voisins-de-passage–9782348077463.htm?contenu=presentation

https://journals.openedition.org/hommesmigrations/16404

https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/09/28/voisins-de-passage-de-fabrice-langrognet-tous-les-migrants-de-l-avenue-de-paris_6191486_3260.html

L’économie morale des sciences modernes

Lorraine Daston, 1995. La Découverte, 2014.

https://www.editionsladecouverte.fr/l_economie_morale_des_sciences_modernes-9782707182708

Lorraine Daston, L’économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, La Découverte, Paris, 2014, 128 p.

En 1995, l’historienne des sciences américaine Lorraine Daston publiait dans la revue Osiris un article ambitieux, intitulé « The Moral Economy of Science ». Elle y proposait une analyse des soubassements inséparablement épistémiques et moraux de l’entreprise scientifique, à la lumière de la notion d’« économie morale ». C’est ce texte qui est traduit dans L’économie morale des sciences modernes, augmenté d’une préface et d’un long commentaire d’une quarantaine de pages de l’historien Stéphane Van Damme. Pourquoi le présenter sous forme d’un (petit) ouvrage plutôt que dans une revue pour spécialistes, la Revue d’histoire des sciences par exemple ? Pour S. Van Damme, cela va de soi : certes, après coup, c’est le « manifeste d’une nouvelle histoire », d’une « épistémologie historique » aujourd’hui bien installée, dont le dessein est toujours d’historiciser les « catégories fondamentales de la pensée scientifique », comme l’objectivité ou la vérité. Sans forcément l’annoncer de façon explicite et tonitruante en 1995, L. Daston proposait (on ne sait quel temps utiliser pour qualifier une contribution passée et replacée dans une collection éditoriale nommée « Futurs antérieurs ») des pistes d’enquête pour l’histoire des sciences qui contribuaient à déplacer les lignes.

Dans l’article, l’historienne définit et inventorie les implications de la notion d’« économie morale », qu’elle reprend librement d’Edward P. Thompson. « Une économie morale, écrit-elle, est un tissu de valeurs saturées d’affects qui se tiennent et fonctionnent dans une relation bien définie » (p. 23). L’« économie » renvoie à un « système équilibré de forces émotionnelles » s’insinuant dans l’activité de collectifs de science (on se demande dès lors pourquoi ne pas dire « système ») ; le mot « morale », lui, rappelle la normativité de ce système combinatoire d’affects et de valeurs. L. Daston met également en avant le registre de l’émotion, contre la vision froidement rationnelle du travail de la science qui prévaut en épistémologie. Jusque-là, rien d’original – si l’on se réfère du moins à la définition fondatrice que Robert K. Merton commençait de donner de l’éthos de la science dès le milieu des années 1930 : « un complexe de valeurs et de normes teinté sur le plan affectif et qui font l’homme de science » (Merton, 1973, p. 269). Dans sa formulation initiale, ce complexe de valeurs, de présuppositions, de croyances et de coutumes contraint l’activité des savants ; il définit une « structure normative » composée de normes « techniques » (c.-à-d. cognitives) et « morales » (comprenant le « communisme », l’« universalisme », le « désintéressement » et le « scepticisme organisé »). Bien qu’elle refuse d’assimiler « ses » économies morales aux « normes mertoniennes » (pp. 29-30), l’on ne voit pas en quoi la proposition de l’auteur en diffère ici substantiellement (ce que confirme, entre les lignes, S. Van Damme, p. 70). La différence se situe ailleurs. Tandis que chez R. K. Merton la communauté scientifique est une, homogène et structurée sur la base d’un seul référentiel normatif, L. Daston met l’accent sur le pluriel : les sciences modernes, précise-t-elle dans un accès de fonctionnalisme, « ont besoin d’économies morales » (p. 22). En outre, souligne-t-elle, les économies morales sont plus qu’une source de motivation exogène comme le seraient les normes de l’éthos mertonien ; elles entrent dans la « boite noire » de l’entreprise scientifique, de la construction sociale de la connaissance scientifique, et en cela cette caractérisation dépasserait le travail fondateur de R. K. Merton (en particulier sa thèse de 1935 sur l’essor de la science dans l’Angleterre du xviie siècle, publiée in extenso dans Osiris en 1938). N’épiloguons pas sur le fait que la position de R. K. Merton est plus subtile en réalité. Plus problématique est la description culturaliste des fondements de la pratique scientifique : les économies morales et les valeurs de la « culture ambiante » (p. 29) étant « partie intégrante de la science », l’historien se trouve confronté à une sorte de « bouillon de culture savante » indifférencié où tout est dans tout, et réciproquement. Livrant sa définition des économies morales de façon expéditive, L. Daston est plus diserte dans ses tentatives d’exemplification.

Dans le reste de l’article, elle restitue l’axiologie spontanée d’opérations et de traditions de connaissance que l’historiographie des sciences a naturalisées avec le temps : la quantification, l’empirisme et l’objectivité. La quantification, découvre-t-on au gré des nombreux exemples, suture des formes de sociabilité savante, des vertus épistémiques et des critères de recevabilité des résultats, comme l’impartialité et l’impersonnalité. L’idéal d’exactitude et le « culte scientifique de la mesure et de la précision » ne tombent pas du ciel, ils émergent à des moments historiques et s’incarnent dans la matérialité des pratiques savantes. Les diverses formes historiques de l’empirisme sont également autant d’indices de la variabilité des économies morales. « Entreprise collaborative » (p. 43) à l’heure de la « philosophie naturelle » du xviie siècle, l’empirisme reconnait des normes de bienséance et de confiance entre des gens de connaissance honnêtes et curieux, comme l’a établi Steven Shapin dans son chef-d’œuvre récemment traduit : Une histoire sociale de la vérité (Shapin, 2014). Le mot « objectivité » est une autre boite de Pandore. L. Daston l’atteste à partir de deux variantes que sont les objectivités « mécanique » et « sans perspective », prégnantes dans les sciences d’observation : la première est hantée par l’intervention de l’équation personnelle et la propension à juger du sujet de la connaissance, déviance qu’il convient d’éliminer au moyen d’outils et de protocoles automatisés (par exemple, la photographie) ; résumée dans la devise du « point de vue de nulle part » (Thomas Nagel), la seconde est solidaire d’une conception impersonnelle et anonyme de la recherche de la vérité, laquelle « met l’accent sur l’élimination des particularités des observateurs ou des groupes de recherche » (p. 56). Même si l’on n’est pas sûr de voir dans quelle mesure ces deux économies morales sont totalement distinctes, on trouvera intérêt à découvrir les usages et les sidérations métaphysiques qu’induit l’objectivité à travers les âges scientifiques.

Vingt ans après, le mot d’ordre des économies morales s’est fondu dans le programme intellectuel et institutionnel de l’« épistémologie historique », que L. Daston s’est efforcée de valoriser dans ses travaux ultérieurs (notamment sur l’« ontologie historique » des objets scientifiques) ainsi qu’à l’Institut Max-Planck d’histoire des sciences de Berlin-Dahlem. S. Van Damme le met en perspective dans son analyse érudite de la réception « plastique, ambivalente et ouverte » (p. 104) des économies morales dastoniennes, qui donne une idée des débats parfois byzantins animant l’histoire des sciences et les science studies. Sans conteste, la première des vertus de la contribution de L. Daston – son économie morale, est-on tenté de dire – aura-t-elle consisté à stimuler la libido sciendi et la curiosité des historiens, des philosophes et, pour peu qu’ils se laissent intriguer par les merveilles de la science moderne, des sociologues des sciences. Plus qu’un outil conceptuel, les économies morales auront fonctionné comme prétexte à l’enquête et à la discussion. C’est objectivement un résultat méritoire.

Arnaud Saint-Martin, « L’économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs, L. Daston », Sociologie du travail, Vol. 58 – n° 3 | 2016, 329-330.

Quand les plantes n’en font qu’à leur tête – Concevoir un monde sans production ni économie

Dusan Kasic, La Découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/quand_les_plantes_n_en_font_qu_a_leur_tete-9782359252125

https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2022-07-desquesne-quand-les-plantes-n-en-font-qu-a-leur-tete/11007

Il joue le jeu : lui-même raconte son travail de thésard, ses recherches, ses bifurcations, un rendez-vous décisif avec sa directrice de thèse, ses rencontres avec les paysans qu’il sollicite pour sa recherche.

Son attention au travail réel, subjectif lui permet aussi de comprendre des versants plus sombres de l’activité, par exemple les techniciens de l’INRA qui manipulent les tomates comme des « objets industriels ».

Bien des ambitions :

  • En épistémologie de l’anthropologie : à quoi bon, comment raconter des histoires ? Que faire de la parole des enquêtés, de ce qu’ils veulent bien dire à l’enquêteur ? Quelle interaction de travail avec eux (par exemple pour se démarquer de l’étiquette INRA, ou encore en mettant la main à la pâte, se rendre utile) ?
  • La singularité de chaque parole : relations avec les plantes, attribution de caractéristiques réservée aux humains voire aux animaux (d’où quelques pages sur le refus de tuer pour manger de la viande : arracher un fruit, déterrer une plante, l’ébouillanter, la réduire en purée, est-ce encore respecter le vivant ?). Intelligence, pourquoi pas, en tout cas sensibilité au son, à la lumière.
  • Propos politique sur l’hégémonie de la production (et alors du productivisme, de la réduction de toute activité à une prestation marchande).
  • Sur la forme : pas un essai, beaucoup d’histoires, impliquées, montrant aussi le travail du chercheur.
  • Confrontation entre discours savants d’économistes et vernaculaires : ce qu’on se dit à soi, entre pairs, et surtout pas au savant, parce qu’on n’y pense pas, parce qu’on sait son discours disqualifié, parce que c’est un discours surtout pratique, pragmatique, non pas tant orienté vers la science (le savoir) que vers le pratique (il faut que ça marche). « Comment prendre suffisamment au sérieux les discours qui m’étaient rapportés, c’est-à-dire comment faire littéralement émerger d’autres types de réalités du monde agricole, sans que ces propos soient disqualifiés par le discours naturaliste renvoyant du côté des représentations, des valeurs, des métaphores, des subjectivités, des croyances, de la symbolique ou encore de l’anthropomorphisme ? »

Ce qui manque : la relation de travail entre l’homme et la plante (et si l’un travail, pourquoi ne pas dire que l’autre aussi, tant la plante a bien ses marges de manœuvre, ses initiatives, n’en fait parfois « qu’à sa tête ») se tient dans un certain cadre technique, économique, social. Il faut bien faire aussi avec tout le reste. La question majeure n’est pas l’option théoricopolitique entre capitalisme, socialisme et décroissance, mais le travail et la vie commune dans un monde où on ne pourra plus réparer le GPS du tracteur faute de puces, où il n’y aura plus de vaccins ou de produits phytosanitaires adaptés, et même, ça viendra, plus d’essence dans la tronçonneuse. Comment faire alors ? Ce sont bien les paysans qui sont les plus avancés dans ce qui ne disparaitra jamais, la nécessaire coopération avec le vivant.

Les scènes passionnantes : la confrontation de deux mondes, dont des controverses qui tournent court.

Et quid du destinataire, appelé en « Économique » le consommateur du produit ? Comment dire la relation de « consommation » avec la même distance que celle de production ?

L’âge productiviste – Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques

Serge Audier, La Découverte, 2018.

https://www.editionsladecouverte.fr/l_age_productiviste-9782707198921

Les arguments principaux dans le sens d’une dimension écologique chez Marx et Engels : la revendication (la perspective ? La prophétie ?) d’une dissolution entre villes et campagnes dans le Manifeste. Mais on ne comprend pas bien la dialectique à l’œuvre, si on ne se remet pas un choix volontariste, qui dépasserait alors les déterminismes productifs ou sociaux. Et le sujet ne revient pas par la suite.

La prise en compte de travaux alertant sur l’épuisement des terres (en particulier le chimiste Liebig), parce que ce sont des lectures dans l’air du temps. Par contre, d’autres auteurs comme Sismondi s’occupant eux de dénoncer le caractère éphémère destructeur de la grande industrie sont au contraire vilipendés.

Un peu la même chose pour Lénine : une pincée de sensibilité écologique (en particulier sur la protection des espaces naturels, un décret de début 1918) dans un plat par ailleurs très épicé de par la confiance dans le progrès des sciences pour maitriser le rapport à la nature.

C’est bien écrit, précis et clair, et d’une érudition remarquable, au service d’un axe explicite, bien repris en conclusion. Un peu de la veine de Jablonka, Mazurel : un compilateur aux capacités de travail assez prodigieuses.

L’âge productiviste ne se limite pas aux acteurs du capitalisme (ou alors il faut aller jusqu’à les y intégrer !). Bien des militants « de gauche » partagent l’imaginaire d’une humanité soulagée de ses maux par la mise en œuvre du progrès technique (y compris Audier lui-même, qui nous sert les tartes à la crème sur l’espérance de vie ou le confort moderne tout de même appréciable, n’est-il pas).

Mais ce n’est pas juste une erreur sans conséquence. Se rallier à la perspective de la croissance de la production, c’est contribuer à la folie prédatrice, délétère pour l’humanité, quel que soit le cadre économique, politique (qui ont toujours en commun que ce sont des bureaucraties qui sont à la manœuvre, parce qu’indispensable pour maitriser un tant soit peu ces techniques de production).

Tout le problème (et la distance avec mon approche !) tient en une phrase (page 746) : « seules l’autonomie et la réflexivité individuelles et collectives, repensées dans l’horizon écologique, peuvent nous sauver. »

Pages 745. Il se réfère beaucoup à Castoriadis, en particulier, à commencer par la distinction d’« imaginaire » (en gros, l’imaginaire capitaliste vs l’imaginaire autonomie, démocratie), mais pour reconnaitre ensuite que ces deux catégories « se sont mêlées, combinés, voir mutuellement contaminer », quels sont donc peu opératoires… Et plus loin (page 747) sa conception du progrès, qui ne va pas chercher très loin. Il oppose « l’utopie, l’invention d’une société écologique » à la « croyance » marxiste d’un communisme « prolongement dialectique du capitalisme ».

Vers une psychanalyse émancipée – Renouer avec la subversion

Laurie Laufer, La Découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/vers_une_psychanalyse_emancipee-9782348069710

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/08/14/laurie-laufer-la-psychanalyse-a-du-mal-a-inventer-un-autre-langage-a-penser-au-dela-de-freud-et-lacan_6137992_3232.h

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/la-psychanalyse-doit-elle-etre-en-phase-avec-l-epoque-7608728

https://www.mouvement.net/laurie-laufer

D’un subtil rapport aux pères (Freud, Lacan) : critiquer ceux qui les dogmatisent, qui s’érigent en défenseurs de la statue indéboulonnable, mais en puisant dans le corpus paternel. Alors, être fidèle ou ne pas l’être ? Se montrer plus freudien ou lacanien (ou marxiste) que les épigones ?

Page 25. Critique de la substantialisation (naturalisation) de concepts, quand il faudrait plutôt les réhistoriciser.

Page 33. « La psychanalyse prolifère sur l’excès, sur les restes irréductibles de la norme. »

Page 37. La psychanalyse permet de dépasser l’opposition entre normal et pathologique en matière de sexualité : donc, ne pas la rabattre sur la normalité d’une différence des sexes.

Le risque constant des psychanalystes : si tu n’es pas d’accord avec moi, c’est bien que j’ai raison.

Page 105. La cure ne vise pas à révéler du refoulé, à verbaliser du non su, mais à inventer autre chose à partir de ce qui est là, réagencer, reconfigurer, faire voir autrement.

Page 107. Promotion de la psychanalyse comme « érotologie » versus « scientia sexualis » normative.

Page 122. De la société du droit (et donc de l’infraction) à celle de la norme (et alors de la pathologie) ?

Page 154. De la dérive identificatoire. Mais désigner, c’est aussi reconnaitre, regrouper avec d’autres, faire collectif.

Je n’existais plus – Les mondes de l’emprise et de la déprise

Pascale Jamoulle, La Découverte, 2021.

https://www.editionsladecouverte.fr/je_n_existais_plus-9782348065101

Le long récit initial d’une situation d’emprise, d’une mère puis de sa fille, dans des contextes familiaux ou politiques, au Chili puis en France m’a paru plus intéressant, plus évocateur de la complexité des situations que les longs développements qui suivent, avec un degré de généralité assez important. Et ce terme, emprise, ne me parait pas très opératoire pour des situations trop singulières. Je ne vois pas bien ce que le travail de conceptualisation à postériori apporte. S’il s’agit avant tout de décrire, autant accorder toute son attention au récit, en le déployant sous toutes ses facettes. Sinon quoi d’autre ? Agir ? Mais une personne « sous emprise » qui serait suffisamment avancée dans le processus pour l’évoquer auprès d’un psychologue l’est-elle encore ? Et si elle n’y est plus, à quoi bon qualifier ainsi le processus ? Pour elle-même, dans une perspective de mise à distance ? En l’occurrence, j’ai comme l’impression d’un élément de diagnostic au service du diagnostiqueur : voilà, j’ai compris ce qui vous arrive.

D’autres questions en friche : peut-on historiciser ces phénomènes ? Comment varient-ils selon les contextes sociaux, culturels ?