Lettre aux ingénieurs qui doutent

Olivier Lefebvre. L’échappée, 2023.

https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/lettre-aux-ingenieurs-qui-doutent

https://usbeketrica.com/fr/article/mon-livre-s-adresse-aux-ingenieurs-souffrant-de-dissonance-cognitive

https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/06/19/je-ne-sais-pas-combien-sont-ces-ingenieurs-qui-doutent-mais-mon-experience-me-laisse-penser-qu-ils-sont-de-plus-en-plus-nombreux_6178318_4401467.html

L’auteur écrit en tant qu’ingénieur, à d’autres ingénieurs, dans le prolongement de nombreuses discussions qu’il a eues au cours de sa carrière. Il écrit en jeu, pour raconter son parcours, ses questionnements, les réponses qu’il a peu à peu élaborées, en s’appuyant aussi sur de nombreuses lectures (quelques noms pour donner une idée de la diversité : Harmut Rosa, François Jarrige, Léon Festinger, Guy Debord). En bon ingénieur, il raisonne, élabore, en accordant beaucoup de confiance à la force des arguments. Mais il sait, il a appris, la force des affects : s’il a fini par quitter son poste (dans la conception de véhicules à conduite autonome), s’il a franchi le pas qu’il invite à présent à faire à ses anciens collègues, il raconte en ouverture du livre la situation personnelle qui l’a décidé à changer de vie.

Les ingénieurs sont donc particulièrement interpelés, invités à interroger les fondamentaux de leur métier : concevoir des dispositifs techniques performants ; contribuer par leurs savoirs techniques à l’élaboration et le fonctionnement de projets industriels. Qu’en faire lorsque l’on se convainc que la surenchère technologique participe désormais davantage du problème, la pression excessive des activités humaines sur l’environnement, que de la solution ? L’auteur s’appuie beaucoup sur le concept de dissonance cognitive : on pense contribuer au progrès social, à l’amélioration des conditions de vie de l’espèce humaine ; on contribue en fait à entretenir une surenchère périlleuse source de catastrophes, présentes et à venir, et pas seulement climatiques. Un exemple précis, vécu : développer des systèmes de transport autonome pour charger et décharger les porte-conteneurs dans les grands ports asiatiques facilitent certes le travail des dockers (du moins ceux qui conservent leur emploi), mais contribue, par la baisse des couts de transport, à la prolifération des échanges de marchandises. Comment faire ?

Autre préoccupation forte : la « cage dorée » que représente le statut d’ingénieur. L’expression parlera à tous ceux qui se sentent otages de leurs contrats à durée indéterminée, du salaire mensuel. Même quand la cage est rouillée plutôt que dorée, il n’est pas facile de s’en extirper…

Il en vient donc, et c’est passionnant, à pointer la dimension politique du travail : qui décide ce qui est pertinent ou non, lorsque le travail accompli a un impact fort sur les conditions de vie de ses congénères ? Sa conclusion personnelle : au moins ne pas nuire (« Primum non nocere »). Ce qui peut rapidement être contradictoire avec une activité quelconque, qui comporte toujours une part de risque, toujours des effets délétères plus ou moins prévisibles. Il se réfère également à Herman Melville : « I would prefer no to… ». Mais peut-on ne rien faire ? Dans le cas de Bartleby, l’histoire se termine mal…

Ce livre mérite d’être lu, parce que nous avons affaire à des ingénieurs, mais également parce que bien des métiers, sinon tous, sont concernés, à un degré ou à un autre, par « une dimension politique », des dilemmes, à commencer par celui de faire ou de ne pas faire. Il ouvre le débat, inépuisable, de ce qui peut être fait « de l’intérieur », ou « de l’extérieur ». Sans botter en touche, on pourra au moins soutenir toute l’importance d’éviter la politique de l’autruche, de parler de ce qu’on fait, entre collègues, dans des espaces sociaux, pour envisager, ensemble, ce qu’on pourrait, devrait faire autrement.

Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Époque

Anne Steiner. L’échappée, 2020.

Trois mots-clés :

anarchistes, parce qu’à la recherche d’une subversion du mode de vie étatique, sinon de l’État lui-même : comment s’y dérober, s’y opposer ?

Individualistes : terme curieux pour des personnes décrites comme aspirant à des vies communautaires, passant beaucoup de temps en réunion et polémiques, en conférences et manifestations, en publications en tout genre. Individualistes dans le sens où ils sont soucieux de mettre en pratique pour eux-mêmes leurs convictions, de mener des existences en cohérence avec leur conception du monde : de la sobriété au végétarisme, en passant par l’amour libre.

Illégalistes : pas tant illégaux que contre la loi, par principe, contre la propriété, et alors faux-monnayeurs, voleurs pour certains. Mais les polémiques sont vives, et la dérive de la bande à Bono une démarche extrême.

Tous se construisent en opposition : à une famille nocive, étouffante, à la Vallès ; à une école ne tenant pas ses promesses ou son potentiel émancipateur ; à un milieu de travail anthropophage ; à la misère humaine du milieu ouvrier (alcoolisme, servitude volontaire). Mais de façon largement positive : avec un appétit de connaissances, de culture, une envie de vivre autrement, une énergie formidable, fondamentalement optimiste (dans une époque pas si « belle », très dure aux insoumis, aux manifestants, aux jeunes envoyés dans les « bat’ d’Af’ ».

Où sont les rebelles d’aujourd’hui ? Pour quelle rébellion ? Où sont les anarchistes ?

https://www.lechappee.org/collections/dans-le-feu-de-l-action/les-en-dehors