Débuter, comment c’est – Entrer en littérature

Bertrand Leclair, Pocket, 2019.

Tomber en littérature – sur Débuter, comment c’est de Bertrand Leclair

Par Patrick Kéchichian

Critique littéraire

Revenir aux commencements, à l’étincelle qui déclenche l’incendie de la création littéraire. C’est l’obsession de Bertrand Leclair, qui partage et s’interroge sur l’art et la manière d’entrer en littérature dans Débuter, comment c’est. Qu’on ne s’attende pas ici à l’exposé d’une conception distanciée ou doctorale de la chose littéraire : l’auteur puise avant tout dans son expérience de romancier, de lecteur, de passeur et par cela, nous révèle les chemins de traverse que l’écrivain peut emprunter.

C’est de l’intérieur, du plus intime de son expérience, que Bertrand Leclair construit et assemble son discours sur la littérature. Cette intériorité, réfléchie, analysée, il en fait – à Sciences-Po et pour les ateliers ou séminaires d’écriture de La NRF – le sujet d’un enseignement pratique, non académique, sur le vif pour ainsi dire. De cette réflexion à haute voix, il a tiré des pages vivantes, ferventes, à la fois résolument subjectives, et ouvertes à ses lecteurs – du moins ceux que l’acte solitaire et singulier d’écrire, et celui complémentaire de lire, interrogent encore.

Et bien sûr, Leclair ne pouvait que s’appuyer sur la question centrale de Mallarmé (dans son admirable oraison funèbre de Villiers de l’Isle Adam), à la fois éternelle et comme inaugurale de notre modernité : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? » Et, pas plus que l’auteur, je ne peux résister au plaisir de citer, à la virgule près bien sûr, les deux phrases qui forment la vertigineuse réponse à cette interrogation : « une très ancienne, et très vague mais jalouse pratique, dont git le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. » Ce n’est pas un sésame que propose Mallarmé. Le mystère dans les lettres reste entier. Cela fait songer à cette clé dont parle Jean Paulhan : on a bien la clé, mais manque encore la serrure…

Qu’on ne s’attende donc pas à lire l’exposé d’une conception distanciée ou doctorale de la chose littéraire. Quant à la place, au rôle et à la visée de l’écrivain, Leclair sait où puiser pour les définir : dans sa propre conscience et dans son expérience de romancier. Car c’est ce qu’il est d’abord, romancier. L’analyse, la réflexion viennent ensuite, ou en marge, de l’acte d’écrire, d’inventer des histoires, des situations, des personnages, etc. C’est le premier verbe, écrire, qu’il place en majesté ; le second, inventer, lui est soumis. De plus, les références ne manquent pas, où il trouve un appui sûr, passionné. En fait, sous ce titre à la fois malicieux et rigoureux, Débuter, comment c’est, il livre une sorte de confession, d’acte de foi. Mais attention, il ne faut pas mal entendre ces deux expressions…

S’il ne recule pas, et même s’il avance à grandes enjambées dans un espace spirituel, et même mystique, il le fait en homme libre de toute appartenance, dans le but avoué d’atteindre cette « vérité occulte de l’existence que seule la littérature peut dévoiler ». Les chapelles, y compris littéraires, ce n’est pas son genre. Entrer en littérature (« tomber » en elle, « s’y abandonner », insiste-t-il), comme on entre en religion, c’est, à ses yeux, se trouver – au sens plein du verbe – sur le parvis d’une immense mais invisible, informelle et laïque cathédrale. Une cathédrale qu’il ne s’agit pas de visiter, d’admirer du dehors, mais de construire avec les matériaux composites dont on dispose, comme le Facteur Cheval le fit de son merveilleux palais idéal.

Bertrand Leclair a une obsession : revenir aux commencements, à l’étincelle qui déclenche l’incendie de la création littéraire. Et comme c’est de langage, de mots qu’il s’agit, l’étymologie est pour lui (et pour nous) forcément pleine d’enseignement. Par quoi commence-t-on un livre, un roman, sinon par-là, par les premières phrases – ce que l’on nomme l’incipit ?

Chacun des écrivains invoqués – Proust en majesté, mais aussi Céline, Diderot, Aragon (remarquable analyse d’Aurélien), Kerouac, Nabokov, Kafka… – a choisi un élan, une poussée, avec l’axe d’une intuition. Leclair en a lui-même fait l’expérience. Pour chacun de ses romans, il a inventé, à ses propres frais, comme on se lance dans le vide, l’« art et [la] manière d’entrer en littérature afin d’y tracer un chemin ». Actif, volontaire, ce premier geste est aussi, mystérieusement, éprouvé, subi : l’écrivant n’est pas le seul maitre à bord, car la langue, loin d’être un instrument, une matière amorphe, un neutre partenaire, agit, parle d’elle-même ; et comme une musique, il faut l’entendre, en saisir la dictée secrète : « Que la langue fasse évènement, qu’elle produise le premier d’une suite d’évènements en son sein : c’est là le seul point de départ possible, en art littéraire… » Et plus loin, cet acte de foi, dans une belle conférence que donna l’auteur en 2015, qui aurait pu figurer en ouverture du livre : « Il n’y a pas de technique pour atteindre à la verticalité dans la langue, il n’y en pas plus que pour atteindre à l’amour dans la vie… »

Ce rapprochement de la littérature et de l’amour, de l’esprit et du corps, des mots et de la chair, n’est pas une simple métaphore, une image sans conséquence. Leclair y revient à plusieurs reprises, parlant de l’écriture comme d’un « besoin physique » : « Un être de parole est un être qui s’engage physiquement dans sa parole et dans le temps qu’elle ouvre. » Nous sommes loin de l’exercice purement cérébral, formaliste… Écrire, c’est bien s’engager, jouer sa vie. Et ce n’est pas un hasard si, à plusieurs reprises, Georges Bataille est cité, avec notamment cette phrase emblématique, tirée du récit intitulé Le Petit : « Écrire est rechercher la chance. » « Débuter », c’est donc aller au-devant de cette chance informulable, c’est aussi s’engager par ou pour elle, parfois même dans « un état de rage » transgressive.

Je l’évoquais plus haut : le point central dans l’argumentation du livre, c’est le rapprochement, et même le lien indissoluble entre deux actes : lire et écrire. Tout au long des pages, ce lien est défendu, illustré, mis à profit. La chose semblerait presque aller de soi, et pourtant non. La hâte et la passion (souvent narcissique…) d’écrire, relaie souvent l’autre acte dans une sorte de marge, ou de périphérie, ou de préhistoire. La critique littéraire est évidemment la figure obligée, nécessaire, de ce lien, et Leclair, qui la pratique depuis bien des années, en sait quelque chose… Même si, dans le présent ouvrage, il laisse la chose un peu à l’écart.

Il est vrai qu’il en avait traité dans un livre précédent, Verticalités de la littérature. Pour en finir avec le « jugement » critique (Champ Vallon, 2005). « On écrit toujours avec toute la bibliothèque, et le geste d’écrire vient en retour nourrir, revitaliser cette bibliothèque », affirme Bertrand Leclair. Il pousse même le bouchon plus loin, un peu trop à mon sens, lorsqu’il assène : « lire commande d’écrire », car, dit-il, si l’on n’entre pas « dans la danse des mots », la bibliothèque « tombe en poussière ». On peut défendre, pour lui-même, l’acte en apparence passif, gratuit, discret, de lire. Acte à part entière, qui ne s’articule que sur lui-même, comme à l’infini. D’une certaine manière Leclair en convient : « Ce dialogue est de l’ordre de l’intime. » Rien ne le dispose donc forcément à la manifestation, au pas sauté, de l’écriture.

Mais le propos de l’auteur et sa vision de l’écriture sont cohérents. Ainsi, lorsqu’il aborde la question de l’instinct, défendue, selon des axes différents, par Proust et par Céline. Pour ce dernier, « rien à faire. Il faut un moment de délire pour la création ». Proust semble aller dans le même sens, dans son Contre Sainte-Beuve : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence » avoue-t-il, ajoutant cependant aussitôt cette nuance de taille : « … mas cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir […] Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. » À mon sens, cette ambivalence exprimée (et génialement illustrée) par l’auteur de la Recherche, le place d’emblée à une coudée au-dessus de l’auteur de Mort à crédit. Leclair cite aussi Pierre Guyotat qui disait, « sans précaution ni parabole » : « Il faut, pour lancer la machine à verbe, solliciter le cœur, il faut l’entendre, entendre son battement… »

C’est donc à la « langue vivante » que Bertrand Leclair est légitimement attaché et non à une langue qu’il dit « momifiée dans les vieux livres ». Cela le conduit à une injuste condamnation du passé simple, temps qui appartient selon lui à une « représentation stéréotypée du bien écrire », à un « rapport à la langue […] totalement factice, conventionnel, détaché du corps dont émane la parole, et dès lors sans âme ». D’où ce paradoxe, qui ne me semble pas forcément fécond : « L’art du roman n’est vivant qu’à demeurer vernaculaire. » Pourquoi écarter d’un mouvement d’humeur toutes les possibles subtilités et nuances, et même élégances, de l’expression écrite ?

Il faudrait aussi citer les belles pages sur la digression, qui constitue, selon Hélène Cixous – référence centrale et majeure pour Leclair – « l’âme de la littérature ». Cette question mène évidemment droit à Laurence Sterne et à son Tristram Shandy, « modèle absolu en la matière ». On ne peut avancer que par les chemins de traverse, par les sentiers et les sous-bois. Le risque de s’y perdre est bien peu de chose face au gain de la découverte d’un horizon nouveau, inédit.

Dernier point, l’adresse. « Un texte sans adresse, écrit Bertrand Leclair, est voué à s’épuiser très rapidement ou alors à devenir le simple déroulé de son résumé, avançant à tout petits pas de stéréotype en stéréotype, comme c’est le cas dans tant de romans qui arrivent déjà morts en librairie. » « À défaut d’adresse transcendantale », le lecteur, selon Jean Starobinski heureusement cité, est « la cible que s’invente la flèche ». Cette « invention » place l’écrivain dans une forme de solitude, de retrait. Mais une fois la cible atteinte, une relation s’établit, dans laquelle le lecteur aura, lui aussi, son mot à dire – à écrire peut-être ! Au terme du processus, c’est donc le livre, plus encore que l’auteur, qui « invente son lecteur et, en l’inventant, le révèle à lui-même ».

Bertrand Leclair, Débuter, comment c’est, Pocket, collection Agora.

Patrick Kéchichian, Critique littéraire, Écrivain