La Paix des ruches

Alice Rivaz, Zoé, 1947 / 2022

https://www.alice-rivaz.ch/web.php/34/fr/publication/la-paix-des-ruches

https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/03/04/alice-rivaz_3656981_1819218.html

Roman sous la forme d’un journal, celui d’une vie domestique et professionnelle, avec les considérations politiques qu’elle peut inspirer. Une vie ordinaire, voire banale (à l’exception, étonnante et non expliquée, du choix de ne pas avoir d’enfants, choix partagé, celui-là et pas beaucoup d’autres, avec le mari), mais éclairer d’une réflexion soutenue sur ce que les menus évènements du quotidien disent des rapports entre les femmes et les hommes. Ce n’est donc pas un traité philosophique ou politique façon Beauvoir, avant tout un relevé de scènes de la vie quotidienne, à la cuisine ou au bureau. La narratrice tresse de beaux portraits de ses collègues dactylographes, de ses quelques rencontres masculines, des descriptions précises et fines de scènes de travail ordinaire, et des envolées sur la relation de genre, l’amour ou l’amitié, la séduction ou le mariage. Exemplaire peut-être de ce que peut être un journal de bord façon « écrit réflexif », pas tant sur le travail (encore que, de belles pages sur le travail domestique) que sur la vie de couple, et alors, avec un côté un peu désuet pour une lecture éloignée de plusieurs décennies, mais avec la force d’un propos ancré dans le vécu, et dans la découverte, chemin faisant, de ce que la réflexivité peut apporter pour supporter le quotidien, assumer des choix de vie.


Chaque fois que Philippe part pour le service militaire, je vois sur son visage le calme joyeux de celui qui va retrouver les siens. Mieux que tous les livres d’histoire, son expression m’explique leurs grands départs en masse depuis la nuit des temps. Tous ces croisés, ces ligueurs, ces combattants de tant de causes, toutes ces interminables files, ces cortèges en marche vers la lutte et vers la mort. Leurs chants, leurs clameurs qui s’élèvent pour un oui, un non, parfois pour moins encore. Leur hâte à répondre à ce mystérieux appel qui les agglutine. Compagnonnage de l’aventure, des plaies, des hymnes, des serments. Ce qui, à chaque génération, les pousse vers quelque incompréhensible carnage. Et à chaque génération les plus intelligents d’entre eux occupés à mettre un nom, des noms, sur le carnage, afin de l’expliquer et de le justifier.

Parfois je me le demande : qu’avons-nous affaire avec de tels fous ?

Oui, l’homme dans l’exercice de ses pouvoirs terrestres, et le voilà qui devient Attila, Néron, Hitler, Napoléon, et dans l’exercice de son autre puissance il se fait clouer sur des croix, arracher la langue, transpercer de flèches devant les Ève et les Marie consternées qui commencent par se tordre les bras, puis s’affairent pour recueillir les membres épars, ramasser, compter les morts, nettoyer la place.

Alice Rivaz, La Paix des ruches, 1947