En salle

Claire Baglin, éditions de Minuit, 2022.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/09/02/en-salle-de-claire-baglin-royaume-du-burger_6140019_3260.html

Ce midi, un roulement, je suis frites. Les autres me disent bon courage et la formatrice réapparait, c’est reparti. Quatre heures trente à faire, j’enfile le tablier de plastique, j’y suis.

Ils me donnent les consignes : aux sons stridents et lents, il faut secouer les panières, à ceux courts et stressants, sortir les frites de l’huile. D’autres sonneries retentissent mais ils disent c’est rien ça, tu n’as qu’à appuyer. Je jette un coup d’œil à l’écran des commandes juste au-dessus de ma tête, je ne lis pas, je vois bien qu’il y en a trop, j’appuie sur le bouton. Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet ploie, je la plonge et le minuteur commence le décompte. Les équipiers derrière moi disent augmente ta prod’ là, fais ta prod’ allez.

La pelle à frites dans la main, je remplis le cornet, raclent les bacs, mais les alarmes m’arrête, je lâche tout, réponds à l’appel. J’appuie, la sonnerie s’arrête, je secoue la panière, j’en plonge une nouvelle et mon soulagement dure quatre secondes, il faut valider, vingt secondes, il faut secouer, trois minutes, il faut sortir les frites. Une équipière me reprend pourquoi tu lâches ta pelle, je veux que tu ne la relâches que quand tu as fait toute ta prod’. Je ne suis plus seule avec mes frites, ils surveillent mon travail, de la façon dont je tiens la pelle aux mouvements des panières, je dois enchainer. Reprendre l’outil, remplir, le cornet partent sitôt prêt, je tasse dans les sachets, dans les boites, je coule, les commandes s’alignent. Quelqu’un me dit en fait il faut que tu plonges dès que tu relèves une panière, tu vois ? Tac tac, tu vois ou ? Pourquoi tu le fais pas alors ?

Les signaux sonores, lents, deux en même temps, rapides, au début j’hésite, c’est les friteuses qui sonne ou les poissons panés plus loin dans la cuisine ? À la fin je sais, le bruit vient de ma poitrine comme quand les basses la font vibrer, comme quand je posais ma main d’enfant sur mon cœur avec l’impression qu’il allait exploser au son des Démons de minuit. De nouvelles alarmes, les commandes Internet sur le tableau de bord derrière moi, mes mains sont trop grasses, le bruit me fatigue, je secoue la panière, lâche, reprends, ça sonne, volteface, la pelle avec le sachet au bout, la panière suspendue au-dessus des cuves, égoutter, secouer doucement, l’huile crépite et vient pincer mes avant-bras, allez c’est bon là, il faut pas y passer des heures non plus, je la vide, je la jette avec les autres. Les clients qui renvoient leurs frites trop froides, envie de plonger leurs mains dans l’huile bouillante, les miennes rouges, mes griffes.

Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom. Je tasse, secoue, relâche enfin. Une alerte, il faut secouer secouer secouer mais pas le temps. Quelqu’un appuie sur le bouton à ma place, agite brutalement la panière pour me reprocher de ne pas l’avoir fait et les autres reviennent. Ils disent en fait il faut que tu, mais je n’écoute plus, il y a une énième explication au bout et je n’ai pas le temps. Dans mon dos, le directeur chante qu’on ira tous au paradis, on ira.

Et si les Beatles n’étaient pas nés ?

Pierre Bayard. Éditions de Minuit, 2022.

Ce qui fonctionne assez bien dans le cas d’une substitution circonscrite [les Kinks plutôt que les Beatles, Camille Claudel plutôt que Rodin] est beaucoup plus douteux pour des penseurs d’influence [Proudhon plutôt que Marx, Pierre jamais plutôt que Freud]. C’est une chose que de refuser le déterminisme du talent hors norme, du génie créateur qui ne peut que s’imposer à tous, même méconnu de son époque, ou bien de décrypter les mécanismes sociaux de promotion d’un auteur, et donc de garder à l’esprit que ça aurait pu ne pas se produire, se produire autrement. C’est autre chose que d’imaginer à postériori, pétri de ses représentations contemporaines, d’autres configurations sociales. Là plus que jamais, la réponse fait le malheur de la question.

PREMIÈRE PARTIE : ÉCLIPSES

Chapitre premier : Un monde sans les Beatles

Chapitre II : Un monde sans Rodin

Chapitre III : Un monde sans Shakespeare

DEUXIÈME PARTIE : INFLUENCES

Chapitre premier : Un monde sans Marx

Chapitre II : Un monde sans Freud

Chapitre III : Un monde sans Mead

TROISIÈME PARTIE : INFLUENCES RÉTROSPECTIVES

Chapitre premier : Un monde sans Kafka

Chapitre II : Un monde sans Proust

Chapitre III : Un monde sans Beauvoir

QUATRIÈME PARTIE : INTERVENTIONS

Chapitre premier : Un monde sans Pasternak

Chapitre II : Un monde sans Louise Labé

Chapitre III : Un monde sans cavaliers bleus

http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Et_si_les_Beatles_n_%C3%A9taient_pas_n%C3%A9s__-3385-1-1-0-1.html

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/et-si-l-histoire-de-l-art-devenait-contrefactuelle-5483955?fbclid=IwAR3IrprKqJ-Or_o8Zu4rppj1Ee7t6MaoDtD5eKPtoB1KTXsH9BjJgIMMKjE

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/11/09/beatles-bayard/

La route des Flandres

Claude Simon, 1960. Éditions de Minuit, 1960.

Peut-être, le reprendre un jour, à tête reposée ? Lire par petits bouts, plutôt que d’une traite, pour digérer patiemment ? Étudier le style plutôt que de s’acharner à identifier les éléments narratifs ? Voir comment c’est écrit plutôt que ce que ça dit ? Au moins je peux dire qu’il s’agit bien là de se coltiner de la littérature !

http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Route_des_Flandres-1854-1-1-0-1.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Route_des_Flandres

Pièce rapportée

Hélène Lenoir. Les éditions de Minuit, 2011.

De l’importance des téléphones, et même des messageries électroniques dans les relations interpersonnelles contemporaines. On (les personnages de ce roman) se parle rarement en direct. On se laisse des messages. On parle dans le vide, et alors un peu à soi-même. L’intrication avec des passages au monologue intérieur fonctionne bien : on est toujours un peu seul dans sa tête, seul avec ses mots. Seul avec les idées qu’on se fait d’autrui.

On vit dans le très présent, au fil des informations en direct. On ne supporte pas l’attente, l’incertitude. On subit l’irruption de l’imprévu. Mais on vit aussi avec des fantômes du passé. Des non-dits dont on ne cesse de parler. Des questions ouvertes comme une plaie qui ne cicatrisent pas. Il y a un évènement, qui fait débuter le récit, mais pas de fin, pas de clôture.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2011/09/08/helene-lenoir-a-huis-clos_1569251_3260.html