Pouvoir faire du beau travail – Une revendication professionnelle

Jean-Philippe Bouilloud, Érès, 2023.

https://www.editions-eres.com/ouvrage/5055/pouvoir-faire-un-beau-travail

Si je me fie à mon sens esthétique, je dirais : « livre raté ». Je pourrais chercher à rationaliser cette impression : la perplexité à tenter de suivre le fil d’une pensée qui musarde beaucoup, qui papillonne d’une référence à l’autre ; le flou conceptuel autour du « beau travail », qui amalgame la belle ouvrage de l’artiste, le beau geste du manager vertueux, le travail bien fait de l’OS sur la chaine qui visse de son mieux les boulons, voire du détenu du camp qui tient malgré tout à monter son mur droit ; à un autre niveau, la rédaction souvent un peu lourde à mon oreille (par exemple, en ouvrant le livre au hasard, page 101 : « parallèlement à cette montée en puissance d’une approche rationnelle du travail dans un contexte de montée en puissance du capitalisme industriel, les objets de l’artisanat deviennent un nouvel enjeu industriel, qui va permettre une production de masse. » Pour moi, à tout point de vue, vraiment pas une belle phrase !). Mais j’ai envie de prendre au sérieux ce souci de cultiver le sens esthétique comme critère de jugement : il n’est pas indispensable de mobiliser une argumentation savante pour estimer, à la vue d’un champ de panneaux solaires au milieu d’une campagne, des entrepôts d’une zone commerciale, au bruit à l’odeur d’un péage d’autoroute, que quelque chose cloche dans notre monde. Je sors de cette lecture avec un sentiment de frustration, parce que le sujet est d’importance, de déception, parce que le titre et le sommaire sont aguicheurs, d’indigestion, parce que la multitude de références de considérations sociohistoriques qui s’enchainent de page en page mériterait beaucoup plus de soins et d’égard, de l’auteur comme du lecteur. Reste une envie, ajouter cette question au panel des relances dans un entretien de collecte : c’est quoi pour vous, du beau travail ?

https://www.lemonde.fr/emploi/article/2023/04/06/pouvoir-faire-un-beau-travail-quand-le-travail-bien-fait-est-assimile-a-un-acte-de-resistance_6168472_1698637.html

https://www.cairn.info/revue-gestion-2024-2-page-111.htm

La force collective de l’individu

Livia Scheller, La Dispute, 2022.

Le titre de couverture de ce livre est à la fois séduisant et ambitieux. le sous-titre qui figure en intérieur en précise le champ : « Histoires de travail et cliniques de l’activité ». L’autrice est psychologue du travail au CNAM, dans l’équipe d’Yves Clot, et tout son propos s’appuie dans cet engagement professionnel. Elle présente trois interventions d’ampleur auxquelles elle a participé, à l’usine Renault de Flins, dans une structure syndicale, ainsi que dans un bureau de poste ; elle appuie sa réflexion sur des auteurs de référence pour ce courant des cliniques du travail, Lev Vygotski et Gilbert Simondon en particulier.

À partir de cette expérience professionnelle, elle tient l’objectif de réfléchir de façon précise aux relations entre un individu au travail et le collectif dans lequel il s’intègre. Un individu n’est pas une entité indépendante qui s’opposerait à autre chose, un collectif. Certes, c’est sur cette conception que repose le contrat de travail salarié : une personne qui choisit de s’engager contractuellement auprès d’un collectif institué, employeur. Quand on écoute et observe les individus au travail, individuellement et collectivement, on mesure des interactions bien plus complexes : l’individu qui se construit au travers de son activité avec autrui, le collectif qui se transforme lorsque les individus qui le composent ont la latitude d’agir sur lui. Une dynamique qui nous concerne au plus haut point, agissant dans une coopérative.

Si ce livre peut nous intéresser, c’est aussi par son souci de relier les considérations théoriques avec des « histoires de travail », récits d’intervention. Comment les uns peuvent-ils éclairer, outiller les autres ? L’autrice expose les tenants et les aboutissants des trois interventions, reproduit en particulier des extraits assez longs d’entretiens avec les professionnels. On peut regretter que le souci d’expliquer prenne trop vite le pas sur la narration des évènements, ne laissant pas au lecteur la place d’apprécier la complexité des situations, de se faire une opinion, d’explorer par lui-même le champ des possibles. Il est toujours un peu dommage de réduire les situations évoquées à des faits venant à l’appui d’une thèse.

Autre regret : alors que l’autrice a le souci de raconter dans l’introduction son parcours professionnel, sa découverte du travail de l’équipe du CNAM, elle disparait ensuite pour l’essentiel du livre, peut-être trop soucieuse d’un propos recherchant l’argumentation générale, la démonstration théorique. Il aurait intéressant qu’elle s’expose davantage dans son propre travail : ce que ça fait à un psychologue de se mêler du travail des autres, de s’alimenter du travail des autres pour élaborer des concepts, en produire des livres ?

Une dernière question, en ouverture. Les interventions évoquées fouillent avant tout les modalités d’effectuation du travail : comment bien faire ce qu’on a à faire ? « C’est en reprenant la main sur les manières de réaliser son activité de travail que peut naitre ou renaitre le sentiment de pouvoir faire son travail comme il faut, de remettre de la vie dans l’activité commandée, de mobiliser de façon active l’affectivité nécessaire pour investir son métier. » (Page 173) elle précise ensuite : « Toutes les activités sont concernées : activités de conception, d’organisation, de gestion, d’exécution. » Mais ne faut-il pas également interroger le contenu même de l’activité ? Peut-on se réaliser pleinement en tant qu’être humain actif, avec la même intensité, à ajuster des portières sur une chaine de montage, à distribuer du courrier, organiser le travail d’équipe sur une ligne, à piloter une usine, à participer à une enquête sur les conditions de travail ? Reprendre la main sur son activité, ne serait-ce pas aussi sur son contenu ?

La force collective de l’individu

https://www.larevuecadres.fr/articles/clinique-de-l-activite-et-transformations-du-rapport-au-travail/6927

L’évaluation ergologique – Ce que les chiffres ne montrent pas

Ingrid Dromard, Octarès, 2023.

Page 29. Dujarrier : distinction entre prestations de services (tâches) et relation de service (postures)

Faut-il prendre position par rapport à l’évaluation quantitative, les indicateurs ? Expliciter le « complémentaire » ?

Deux niveaux de critiques :

  • l’entrée par les chiffres : abstraction, voire déni du travail du vivant, réduit à une échelle.
  • l’utilisation de ces évaluations quantitatives afin de redimensionner les moyens disponibles : alimentation d’une logique budgétaire

Durkheim : jugement de réalité (je m’y suis mal pris) vs jugement de valeur (j’ai fait du bon travail)

Comment dépasser le « on fait de notre mieux » pour des actions qui sont nécessairement ouvertes, une « praxis » (page 42) qui ne se limite pas à la (plus ou moins) bonne application de consignes ou même de savoirs antécédents ?

Elle répète beaucoup le truisme : l’évaluation quantitative ne saisit pas l’inquantifiable. Dans le cas du travail social : focalisation sur « le secours » au détriment du « soutien » (Frédéric Worms, 2012).

Effet pervers : des travailleurs sociaux sont incités à faire du chiffre.

Biais de l’évaluation : on se consacre à ce qui sera évalué, plutôt qu’à ce qui ne peut pas l’être (ou bien pas facilement, ou bien pas toujours, ou bien pas ce coup-là, etc.)

À distinguer : évaluation en soi ; son usage. Elle plaque évaluation quantitative, gestion et restrictions budgétaires, normalisation descendante. Mais on peut imaginer des usages pervers de l’évaluation qualitative (obligation de transparence, injonction à rendre compte, jugements polarisés extérieurs), et des effets positifs de l’évaluation quantitative (ajuster confortablement moyens et besoins).

François Vatin : « Inutile de dénoncer l’avenir désespérant d’une rationalisation intégrale, car celle-ci, par hypothèse, ne saurait advenir. »

Page 131. Bon résumé d’une approche qui se tient, qui converge à la nôtre, mais qui ne va pas bien loin. Je trouve que l’écriture ne lui apporte pas grand-chose, ne la fait pas élaborer conceptuellement. Ça tourne en rond, ça brasse de l’air.

Chapitre 11. Finalement, elle produit l’analyse à la place des personnes. Et ce qui l’occupe dans ce livre n’est pas tant la question de l’évaluation, à partir d’un cas, que ce cas lui-même, le travail social.

Page 206, figure 11 : schéma vs récit !

Page 207. Les débuts de chapitre, avec des tentatives de définition conceptuelle, sont édifiants : ici à propos de l’évaluation.

La sociologie du risque

Le gout du risque (ie la recherche de sensations fortes), contrecoup de la « sécurité sociale » ? Nous voilà tellement en sécurité que certains compensent par des activités dédiées au risque. Nous voilà tellement transportés qu’on pratique assidument le jogging ou la randonnée. Nous voilà tellement nourris qu’on en fait des régimes et de jeûnes. Nous voilà tellement soignés qu’on en tombe malade.

« Qui ne risque rien n’a rien. »

« Seul le risque librement choisi est valeur. » (page 12).

« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » (Corneille)

« La peur est moins liée à l’objectivation du risque (ie au danger) qu’aux imaginaires induits. »

Le risque :

  • impondérable, hors de toute maitrise : un événement « naturel », une catastrophe sociale, environnementale
  • effet d’une négligence, technique ou organisationnelle
  • produit d’un choix, selon un calcul assurantiel

On est enclin à surévaluer ses capacités à faire face, et à dénier les risques (page 47).

Comme toujours chez cet auteur, la construction est trop hâtive : le flot de considérations est entrainant, mais gagnerait à être canalisé.

https://www.cairn.info/sociologie-du-risque–9782130581079.htm

https://www.puf.com/content/Sociologie_du_risque

L’acte est une aventure

Gérard Mendel, La Découverte, 1998.

Page 138. Question kantienne : « Pourquoi un médecin, un juge ou un homme d’État peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles de pathologie, de jurisprudence ou de politique, et pourtant se tromper facilement dans l’application de ces règles ? » (Critique de la raison pure) La théorie est-elle susceptible de répondre à toutes les questions que pose la pratique ?

Patrice. De l’incroyable prétention des philosophes à dire le vrai, à construire des systèmes pour expliquer le monde. Il y aurait une histoire de la philosophie à faire non pas tant pour reformuler ou résumer les œuvres, les idées, que pour décrire la posture de ces penseurs dans leur rapport aux autres et au monde. Même Marx s’isole dans sa bibliothèque londonienne.

Les philosophes ne font pas rien (pas seulement penser) : Spinoza est opticien, se démène pour échapper aux censeurs ; Kant se promène ; les philosophes contemporains mènent leur carrière universitaire ; Heidegger aller sa cotisation au parti nazi.