Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Cambourakis, 2016.
https://www.editions-rm.ca/livre/sorcieres-sages-femmes-et-infirmieres
Lectures en tout genre
Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Cambourakis, 2016.
https://www.editions-rm.ca/livre/sorcieres-sages-femmes-et-infirmieres
Dirigé par Marie-Anne Dujarier, Le Cavalier Bleu, 2023.
Idées reçues sur le travail
https://www.cairn.info/idees-recues-sur-le-travail–9791031805818.htm
S’il y a bien un thème qui concentre nombre d’idées reçues méritant d’être démontées, c’est bien le travail. Et ce livre aborde le chantier d’excellente façon : il est bien précisé dès le sous-titre de l’ouvrage, en couverture, que « le travail » en question ne se réduit pas à « l’emploi » (et le « Code du travail », repris par l’illustration de couverture, serait alors plus correctement intitulé « code de l’emploi salarié »), qu’y seront également abordées des questions d’activité et d’organisation. Ces trois entrées sont bien équilibrées dans la table des matières, avec pour chacune une petite dizaine « d’idées reçues » traitées au fil des pages, depuis « Les étrangers prennent le travail des Français » jusqu’à « La concurrence au travail est naturelle et bénéficie à tous » en passant par « Une femme au foyer ne travaille pas ».
Deuxième mise au point bienvenue : l’étymologie de « travail » n’a rien à voir avec « tripalium », tarte à la crème des auteurs convaincus que le travail est fondamentalement corvée, et que moins on travaille, mieux on se porte. Comme le dit Dominique Lhuillier, « En somme, la tâche dans l’emploi peut “exposer” les travailleurs à des contraintes, des risques délétères, mortifères, voire mortels ; pourtant c’est dans l’activité que se construit la santé, mais à condition que l’organisation des tâches et que les conditions d’emploi n’empêchent pas le geste et la vie professionnelle en santé. »
Chaque entrée est traitée avec un effort d’objectivation, avec renvoi à des éléments factuels, en particulier des repères statistiques. L’argumentation est nuancée, explicite, sans s’interdire en conclusion une position claire, en réfutation ou éventuellement en décalage de l’affirmation. Par exemple à propos de « Les pénibilités physiques au travail, c’est du passé » : « Si finalement le progrès technologique parvient à épargner des efforts aux femmes et aux hommes au travail, c’est rarement son objectif premier. Cela passe après l’optimisation du rendement, l’accélération de la production. Ces évolutions sont ambivalentes et conditionnelles. »
Bien sûr, l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité. Les affirmations sélectionnées (et les auteur·es) se situent surtout dans une approche sociologique, au point de ne pas toujours tenir la promesse de bien distinguer emploi et travail. Ainsi Antonio Casilli à propos de « Les robots vont bientôt remplacer les travailleurs » : il documente la question du point de vue de l’impact sur le nombre d’emplois, sans traiter celle de la différence dans la nature des tâches effectuées par une machine, robot ou prétendue « intelligence artificielle », ou un humain. Si un opus 2 est envisagé, on pourrait imaginer quelques propositions davantage dans le champ clinique, explorant des questions de motivation, de compétence, de reconnaissance, de spécificité du travail humain. Quelques suggestions : « On ne travaille pas bien si on n’aime pas ce qu’on fait », « Le bon travail, c’est une affaire de talent », « S’il n’y a pas l’argent au bout, les gens ne fichent rien », « Avec un peu de volonté, on soulève des montagnes ».
Autre regret : la note liminaire sur la polysémie du terme « travail » propose trois champs de signification, et on peut penser que le deuxième qui est pointé, à savoir « le produit de cette activité : l’ouvrage, la production, et à partir du XVIIIe siècle, son utilité économique » aurait mérité une entrée à part entière. Le travail n’est pas qu’un processus, plus ou moins contractualisé, plus ou moins organisé, plus ou moins maitrisé par celles et ceux qui le font. C’est ce qu’évoquent des expressions comme « c’est du beau travail », ou au contraire « du travail de cochon ». On pourrait imaginer discuter d’idées reçues du type « Les agriculteurs nourrissent le monde », « Le travail à la chaine permet une production moins chère de meilleure qualité », « De plus en plus d’activités sont des “bullshit jobs” ».
Dernière réserve, sur le fond, mais qui concerne l’ensemble de cette collection « idées reçues ». S’il est bien utile de critiquer des affirmations courantes, mais inexactes, carrément fausses, voire indécentes (« Les chômeurs sont paresseux »), est-ce que l’approche ne fait pas trop confiance à la force de l’argumentation, qu’il s’agisse de convaincre directement ceux qui se retrouvent dans ces idées reçues, ou bien de fournir des arguments à ceux qui voudraient contribuer à les faire reculer ? L’idée reçue relève rarement d’un propos rationnel, circule envers et contre tout, pour des raisons complexes, qui mériteraient d’être explorées, décryptées, prises en considération. La fameuse affirmation « il suffit de traverser la rue » n’est pas le fait d’une erreur d’analyse ou d’un manque de culture en sciences sociales, et il ne suffira pas d’une mise au point du sociologue pour faire dire autre chose à son auteur. Avec certains, il y a du travail !
Nicolas Latteur, Le Bord de l’eau, 2023.
https://www.education-populaire.fr/critique-populaire-de-lexploitation/
Nicolas Latteur, sociologue, a assuré un travail considérable de collecte de paroles de salariés sur leur activité, dans tout secteur professionnel, tout niveau de responsabilité. Il s’appuie sur leurs propos pour brosser un panorama complet et structuré du monde du travail salarié, en Belgique et en France. C’est une mine extraordinaire pour trouver des évocations de situations concrètes sur des thèmes aussi variés que le télétravail, les différentes facettes du management contemporain, la précarité, les services publics sous-tension du fait des logiques gestionnaires.
Cette démarche résonne bien sûr fortement avec la nôtre, à Dire Le Travail. Quelques différences majeures tout de même, pour mieux comprendre ce que nous faisons les uns et les autres :
Logiquement, l’auteur en arrive à un appel à un renouveau de luttes syndicales, susceptibles de peser sur les politiques sociales et patronales. Sans nier l’importance de ces combats, on peut s’interroger sur le recours à une solution extérieure pour agir sur le contenu même du travail. C’est le paradoxe des grèves (arrêter le travail qu’il s’agirait de transformer) et des manifestations (sortir des lieux de travail qu’il s’agirait de s’approprier), et également des discours experts, intellectuels en commentaires des paroles ouvrières.
En regard de cette approche, comment formuler la nôtre ? On pourrait dire : contribuer à ce que celles et ceux qui font le travail parviennent à davantage en maitriser le contenu, ce qui passe par la capacité à parler, individuellement et collectivement, de tout ce qu’on fait déjà et tout ce qu’il y aurait à faire pour vivre mieux, ensemble, dans le monde.
Jean-Philippe Bouilloud, Érès, 2023.
https://www.editions-eres.com/ouvrage/5055/pouvoir-faire-un-beau-travail
Si je me fie à mon sens esthétique, je dirais : « livre raté ». Je pourrais chercher à rationaliser cette impression : la perplexité à tenter de suivre le fil d’une pensée qui musarde beaucoup, qui papillonne d’une référence à l’autre ; le flou conceptuel autour du « beau travail », qui amalgame la belle ouvrage de l’artiste, le beau geste du manager vertueux, le travail bien fait de l’OS sur la chaine qui visse de son mieux les boulons, voire du détenu du camp qui tient malgré tout à monter son mur droit ; à un autre niveau, la rédaction souvent un peu lourde à mon oreille (par exemple, en ouvrant le livre au hasard, page 101 : « parallèlement à cette montée en puissance d’une approche rationnelle du travail dans un contexte de montée en puissance du capitalisme industriel, les objets de l’artisanat deviennent un nouvel enjeu industriel, qui va permettre une production de masse. » Pour moi, à tout point de vue, vraiment pas une belle phrase !). Mais j’ai envie de prendre au sérieux ce souci de cultiver le sens esthétique comme critère de jugement : il n’est pas indispensable de mobiliser une argumentation savante pour estimer, à la vue d’un champ de panneaux solaires au milieu d’une campagne, des entrepôts d’une zone commerciale, au bruit à l’odeur d’un péage d’autoroute, que quelque chose cloche dans notre monde. Je sors de cette lecture avec un sentiment de frustration, parce que le sujet est d’importance, de déception, parce que le titre et le sommaire sont aguicheurs, d’indigestion, parce que la multitude de références de considérations sociohistoriques qui s’enchainent de page en page mériterait beaucoup plus de soins et d’égard, de l’auteur comme du lecteur. Reste une envie, ajouter cette question au panel des relances dans un entretien de collecte : c’est quoi pour vous, du beau travail ?
Mariette Darrigrand, Équateurs, 2024.
https://editionsdesequateurs.fr/livre/L%27Atelier-du-Tripalium/328
Un début narratif prometteur : le récit d’une invitation à un « workshop » branché, dans un lieu sélect, pour causer travail, mais sans faire trop sérieux, pour faire réfléchir, mais façon chronique radiophonique brève et punchy, pour donner à penser, mais pas trop quand même. S’ensuivent toutes sortes de considérations comme ça vient, avec des références plus clinquantes que vraiment assimilées, en farfouillant dans le champ lexical du travail. Le glossaire final aurait suffi… Une thèse pas trop compliquée : c’est toujours plus compliqué que ce que l’on croit, l’affaire du « tripalium » est commode, mais fausse, le voyage étymologique emmène vers des horizons souvent plus radieux. À mon gout, c’est un peu court. L’entrée par l’étymologie reste plus évocatrice qu’explicative. Marie Anne Dujarrier faisait beaucoup mieux dans son tour d’horizon historique de l’enrichissement progressif du terme « travail » au fil des siècles et des sociétés.
François Ruffin, Les Liens qui libèrent, 2024.
http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Mal_travail-9791020924131-1-1-0-1.html
On peut se réjouir qu’une personnalité médiatique écrive à propos du travail, à celles et ceux qui le font, avec une certaine considération : c’est au travail comme une activité essentielle à la vie sociale que s’intéresse François Ruffin ici, le travail qui fait du bien à celle ou celui qui réussit à bien le faire. Il est important également qu’un responsable politique s’alarme du discours péjoratif dominant chez ses collègues : le travail réduit à des emplois à refourguer à toute force aux divers tire-au-flanc ; le travail comme un cout pesant sur la compétitivité des entreprises ; le travail comme volant d’ajustement pour le financement des retraites et des prestations sociales ; le travail malmené par les approches gestionnaires de « planeurs ».
Son propos s’appuie d’une part sur son expérience de contact direct avec des travailleuses et travailleurs, dans le cadre de son activité de représentant politique venant par exemple soutenir des salariés en grève, d’autre part sur des travaux de chercheurs, et il dit en particulier sa dette à l’égard de la somme récemment parue Que sait-on du travail ?. Sur ces bases, il fait son travail d’homme politique : signaler des problèmes sociaux, dénoncer ce qui parait injuste, identifier des responsabilités, élaborer des propositions pour améliorer ce qui doit ou peut l’être.
Le tableau d’ensemble qu’il dresse du monde du travail est sombre : ce sont les situations les plus difficiles sur lesquelles on sollicite le député, et ce sont les statistiques les plus alarmistes qu’il est soucieux de pointer. Les explications mises en avant sont diverses, et même quelque peu hétéroclites : est-ce que c’est le capitalisme général qui est la cause de tous les problèmes ? Ou plus particulièrement sa déclinaison française, la situation dans d’autres pays comme la Suède semblant moins sinistre ? Ou bien son cours récent, du fait des politiques menées ces dernières années, alors que la situation était plus favorable auparavant, même dans le cadre du capitalisme bien de chez nous ?
Que faire sur ces bases ? Abolir le capitalisme ? La marche est haute. Réorienter la culture managériale des grandes entreprises françaises ? Il y a du pain sur la planche. Changer le personnel politique, pour prendre des mesures plus favorables aux salariés ? On comprend bien que c’est plutôt dans cette approche que se situe logiquement l’auteur, aspirant, lui et son courant politique, à assumer des responsabilités gouvernementales. Mais encore faudrait-il alors prendre la mesure de ce qui est faisable, et puis comprendre pourquoi ça n’a pas été fait plutôt. Ce n’est pas faute de cogitations et de promesses de la part des diverses alliances de partis de gauche depuis les années 70. François Ruffin souhaiterait en particulier « imposer la parole des travailleurs : qu’ils puissent influencer leur propre travail, les discuter, le modifier ». C’était l’objet des lois Auroux de 1982, prises dans une conjonction politique et syndicale bien plus favorable qu’actuellement. Qu’est-ce qui garantirait qu’un ministre du travail « nouveau front populaire » ferait mieux ?
C’est un dilemme classique de la fonction de représentant politique. Pris au pied de la lettre, que signifie être « porte-parole » ? « Donner la parole » ? Exercer le pouvoir « au nom du peuple » ? Chacun maitrise plus ou moins sa parole, a plus ou moins d’espace pour la faire entendre, mais c’est la sienne, et jamais quelque chose qui se donne ou se transporte. « Prendre la parole », ça, oui : dans notre affaire, parler de son travail, en parler à ses collègues, en parler publiquement. Et il serait bien pertinent que chacun puisse le faire sans crainte pour son emploi, qu’on ne puisse opposer les intérêts particuliers d’une entreprise (le fameux secret commercial ou industriel) et les intérêts collectifs (la plus grande transparence sur toutes les décisions qui engagent la vie économique et sociale). Il serait bienvenu que même les élites, à commencer par les ministres et les présidents, disent sans fard leur travail, montrent l’exemple en exposant leurs dilemmes, leurs astuces, leurs tours de main pour faire ce qu’elles et ils ont à faire. Si nos démarches de récits de travail ou d’ateliers d’écriture peuvent leur être utiles, nous sommes disposés à étudier toute sollicitation !
François-Xavier Devetter, Julie Valentin, Les petits matins, 2021.
https://www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2022-1-page-1b.htm
Lydie Salvayre, Seuil, 2024.
https://www.seuil.com/ouvrage/depuis-toujours-nous-aimons-les-dimanches-lydie-salvayre/9782021554557
Si j’en ai l’occasion, je demanderais volontiers à Lydie Salvayre quand elle a écrit ce livre : le dimanche, ou un autre jour de la semaine ? Je serai aussi curieux de l’entendre sur les efforts qu’il lui a demandés. À la lecture de ce texte pétaradant, j’ai ressenti une joie communicative à raconter les plaisirs langoureux du temps libre, des loisirs, à régler leur compte à tous les tristes sires hérauts du travail contraint, rentable, performant. Les mots coulaient-ils de source sous sa plume, ou bien a-t-il fallu aller les chercher par le col, mille fois remettre l’ouvrage sur le métier ? En tout cas, c’est un formidable travail d’écriture ! De belles pages sur « la paresse comme un art subtil, discret et bienfaisant », de vives critiques sur le travail contemporain à la sauce managériale, de fortes envolées politiques pour montrer tout le bien que la promotion de la paresse ferait à la Terre comme à l’humanité, de roboratifs exposés bien troussés de quelques penseurs qui l’ont précédée dans cette noble cause : Sénèque, Pascal, Charles Fourier, Paul Lafargue bien sûr, et puis Nietzsche ou Guy Debord à la rescousse ! C’est consistant, sérieux, mais aussi pétillant de quelques « blagounettes » proposées malicieusement aux promoteurs du dur labeur.
La lecture est portée par le choix narratif de recourir à un « nous » un peu mystérieux : on se demande bien qui est cette bande de bons copains (un peu à la Jules Romains), qui se pose comme narrateur, explique recourir à la plume de leur amie « Salvayre » pour pimenter leurs textes. On aimerait intégrer l’équipe ! Peut-être un embryon de parti politique ? Par contre, on voit bien qui sont les narrataires, explicitement désignés : les « apologistes-du-travail-des-autres ». Là, je m’interroge quant à la pertinence de développer longuement une argumentation, si pertinente soit-elle, à leur attention. N’est-ce pas quelque peu peine perdue que d’espérer les convaincre de quoi que ce soit ? Ne vaut-il pas mieux prôner une superbe ignorance à leur égard, et alors toutes les formes possibles de dérobade à leurs prêchiprêchas et leurs manigances ?
L’ouvrage échappe aux catégorisations : ce n’est pas un récit, pas un essai, encore moins une thèse, il n’est pas assez sérieux pour être un pamphlet, trop ambitieux pour n’être qu’un petit livre de métro. Il donne de quoi moudre si l’on veut élaborer davantage sur ce qu’on appelle travail, contrainte, loisir, divertissement. L’autrice décrit longuement, avec gourmandise, les mille-et-une façons de vivre (et pas seulement d’occuper) les dimanches, de jouir du temps libre, avec cet horizon : en faire des temps pour penser. Je le prends comme une belle invitation : comment investir les autres jours de la semaine, et alors le travail, avec un tel esprit de liberté, de partage ?
Patrice Bride