Michel Robichon, Éditions du Petit Pavé, 2015
Catégorie : Récits
Critique populaire de l’exploitation – Ce que devient le travail
Nicolas Latteur, Le Bord de l’eau, 2023.
https://www.education-populaire.fr/critique-populaire-de-lexploitation/
Nicolas Latteur, sociologue, a assuré un travail considérable de collecte de paroles de salariés sur leur activité, dans tout secteur professionnel, tout niveau de responsabilité. Il s’appuie sur leurs propos pour brosser un panorama complet et structuré du monde du travail salarié, en Belgique et en France. C’est une mine extraordinaire pour trouver des évocations de situations concrètes sur des thèmes aussi variés que le télétravail, les différentes facettes du management contemporain, la précarité, les services publics sous-tension du fait des logiques gestionnaires.
Cette démarche résonne bien sûr fortement avec la nôtre, à Dire Le Travail. Quelques différences majeures tout de même, pour mieux comprendre ce que nous faisons les uns et les autres :
- Les entretiens sont clairement axés sur ce qu’annonce le titre : les salariés sont d’abord des exploités, et c’est la critique de cette condition sociale que vise le livre. Indiscutablement, il y a de quoi faire dans ce registre, et alors de quoi broyer du noir sur l’état du monde du travail actuel ! À se demander ce qui fait tenir, à la fois les personnes à leur travail, et les institutions gangrenées par ces pratiques de management toxique. Mais comment dénoncer l’exploitation sans réduire ceux qui la subissent à l’état de victime ?
- C’est surtout à propos de leurs conditions de travail que les interlocuteurs du sociologue s’expriment, plutôt que sur leur activité : ils exposent ce qu’ils ont à faire et, le plus souvent, tout ce qui les empêche de le faire, plutôt que ce qu’ils font effectivement. Là aussi, il y a beaucoup à dire, certes, et souvent à dénoncer, des mauvaises conditions qui abiment le travail, mal organisé, mal rémunéré, sous pression. Mais c’est toute l’ambivalence du travail : si on s’en sort, malgré tout, c’est par ce qu’on met de soi, individuellement, collectivement, pour faire avec les contraintes, avec les imprévus. Le travail, tant qu’il se fait, n’est jamais que galère et corvée, il est aussi inextricablement, et pas seulement potentiellement, source d’épanouissement et d’émancipation. Cela aussi mérite d’être dit.
- L’auteur garde la main sur le texte : les témoignages, transcription directe des propos, sont morcelés, enchâssés dans un écrit de sa plume, et finalement réduits au statut d’illustrations à l’appui d’un exposé explicatif.
Logiquement, l’auteur en arrive à un appel à un renouveau de luttes syndicales, susceptibles de peser sur les politiques sociales et patronales. Sans nier l’importance de ces combats, on peut s’interroger sur le recours à une solution extérieure pour agir sur le contenu même du travail. C’est le paradoxe des grèves (arrêter le travail qu’il s’agirait de transformer) et des manifestations (sortir des lieux de travail qu’il s’agirait de s’approprier), et également des discours experts, intellectuels en commentaires des paroles ouvrières.
En regard de cette approche, comment formuler la nôtre ? On pourrait dire : contribuer à ce que celles et ceux qui font le travail parviennent à davantage en maitriser le contenu, ce qui passe par la capacité à parler, individuellement et collectivement, de tout ce qu’on fait déjà et tout ce qu’il y aurait à faire pour vivre mieux, ensemble, dans le monde.
La mémoire délavée
Nathacha Appanah, Mercure de France, 2023.
Les promesses littéraires du premier chapitre (les vols d’étourneaux) ne se confirment pas, à mon gout, au fil des pages. Je n’ai pas à réussi à entrer dans son monde de souvenirs : exposé trop platement ? les traits de construction (je dis comment j’écris, l’auteure écrasant alors quelque peu la narratrice) trop saillants ?
https://www.mercuredefrance.fr/web/index.php/la-memoire-delavee/9782715260269
Tout doit disparaitre – Lettres d’un monde qui s’efface
Annabelle Perrin, François de Monès, Seuil, 2023.
La disparition des croisières (Annabelle Perrin, François de Monès)
La disparition de la grève (Julien Brygo) : à propos d’un bâtiment démoli, symbole de l’autogestion des dockers de Dunkerque
La disparition des arbres à Lagos (Sophie Bouillon) : terrifiant portrait de la mégapole nigériane
La disparition du terrain de foot de Montcabrier (Emmanuel Riondé) : du fait du chantier de l’A69
La disparition des pépins (Iman Ahmed) : histoire de pastèques
La disparition de la honte (Laury Caplat) : le droit à l’avortement au-delà du juridique, dans sa réalité sociale et médicale
La disparition de la maladie du sommeil (Adrien Absolu) : des recherches scientifiques en terres coloniales
La disparition du cash (Anne-Dominique Correa) : dans de petites villes d’Angleterre privée de DAB (ATM)
La disparition d’un passeport (Mohamed Mbougar Sarr) : de longues heures dans la « zone d’attente pour personnes en instance » de l’aéroport de Mexico.
https://www.seuil.com/ouvrage/tout-doit-disparaitre-collectif/9782021525915
https://www.philomag.com/livres/tout-doit-disparaitre-lettres-dun-monde-qui-sefface
Le livre de Maitre Mô
Jean-Yves Moyart, Les Arènes, 2021.
Scions… travaillait autrement
Michel Lulek, éditions Repas, 2009.
https://editionsrepas.fr/catalogue/scions-travaillait-autrement
Ce qui fonctionne :
- une histoire collective, entremêlée d’évocations de parcours individuels ;
- une histoire cahotante, qui se fait à tâtons, au gré des rencontres, de la confrontation à mille contraintes inattendus (scier ou raboter ? Vendre en grande surface de bricolage, ou en direct ?)
Ce qui pourrait être mieux :
- Avoir de vrais personnages, et donc un récit vraiment polyphonique, ce qui serait bien le moins pour l’histoire d’une coopérative. Le narrateur abuse de l’emploi du nous, forcément suspect, même si on imagine que eux, les autres, ont relu. Michel Lulek a peut-être le même rapport compliqué que moi au rôle de fondateur, du patron. On percevrait mieux les bifurcations si le récit descendait à l’échelle des protagonistes.
- De vraie scène, au sein de l’équipe, à l’extérieur, pour montrer des rencontres, des débats, faire découvrir les lieux.
- Des épisodes, des récurrences : de quoi se familiariser, apprivoiser le décor et des personnes, assimiler les idiosyncrasies de ce collectif ; et puis jouer aussi des ruptures, des surprises, donc des tensions entre configurations convergentes et divergentes (ce qu’on croit comprendre/ce qui n’est pas ce qu’on croit).
La subsistance au quotidien – Conter ce qui compte
Les racines de la colère
Vincent Jarousseau, Les Arènes, 2019.
Mécano
Mattia Filice, POL, 2023.
Plus décevant à la deuxième lecture qu’à la première, mince alors ! Ça fonctionne moins bien que Copeaux de bois : plus masculin ? Plus intégré à une culture professionnelle plus affirmative, brusque, un peu hermétique aussi ? Ou simplement l’écrit d’un professionnel installé dans le métier, moins ingénu, un peu blasé même. La première partie, sur la période de formation, est la plus convaincante, enlevée, quand il nous emmène avec lui dans la cabine, quand on s’enfonce dans la nuit de Paris à Rouen à bord d’un long train de marchandises, avec tout le stress de la première fois.
Et puis, au fil du temps, sur un métier usant, au contenu bien délimité, peu évolutif, peut-être plus d’amertume.
Le plus souvent des notes, phrases lapidaires, à la scansion ferroviaire, des traces de cogitations au long cours, de songeries dans la cabine, évoquant peut-être aussi le rythme des dispositifs Vacma, comme une pulsation.
Soliloques du solitaire, coupé des voyageurs, en relation épisodique avec des collègues qui font le même travail, à leur façon, mais jamais ensemble, par définition. Un texte comme repère aux ressources pour un atelier d’écriture.
Le clapet anti retour
Je me repasse l’arrivée en gare de Nanterre Préf, m’engouffrant, en descente, dans le tunnel des plus noirs tandis que les valeureux fanaux tentent de dessiner ses contours. Sous signal fermé, avec la commutation, je passe du 25 000 V au 1 500 continu, je dois vigiler tout en maintenant le manipulateur à trois quarts de freinage, décélération sans pause entre 40 et 30 kilomètres à l’heure, en tenant compte de la pente, pour ne pas être pris en charge, et arriver en tête de quai sous les 30. C’est une prouesse qui, je l’ignore encore, deviendra banalité.
Je me prends pour Dieu, maitre de la fermeture des portes, je m’autorise à laisser chacun pénétrer dans mon train ou le laisser sur le quai. J’ai pour lance, qui tient son origine d’une branche arrachée au frêne du monde, une queue de cochon avec laquelle je dirige l’ouverture. Côté gauche, côté droit, vers le quai plutôt que dans la voie (l’enfer). Je suis le maitre du hasard, du train manqué, de l’espace-temps et des rencontres qu’ils aiment, des croisements qui se font et se défont et des enfants qui naitront, ou pas.
À celui qui court, qui halète contre sa triste destinée, je rouvre les portes. Certains humains savent et remercient à travers la caméra, d’autres ignorent et croient en la providence. J’observe le quai à l’aide de miroirs ou d’écrans qui parfois ne laissent entrevoir que de vagues ombres. Avec celui qui traine des pieds, je suis sans pitié, il faut en mon royaume sa place mériter, je verrouille plutôt que de voir ces règles souillées. Cependant, miséricordieux, un regard suffit à ce que j’accorde le pardon, autant que je peux, et laisse le pénitent monter à bord du paradis.
Avec sa moustache
Jean-Pierre est la version émaciée de Gérard
un taux de masse grasse au minimum vital
il connait les machines jusqu’à la tige filetée enfouie
au fond du ventre
capable de les démonter complètement
et de les remonter
sans omettre une seule pièce
le par cœur ne l’intéresse pas
il veut le raisonnement
Tandis que mon cerveau tourne à plein régime
prêt à répondre à toutes les questions les plus farfelues
dans le couloir de l’engin moteur
dans ses entrailles
il pointe une petite pièce isolée
entre les fusibles et le moteur
et me demande ce que c’est
Je n’en ai aucune idée
avec lui inutile de tergiverser
d’enrober une ignorance avec des mots stériles
des cache-misère verbeux
je lui dis que je ne sais pas
c’est le BQTT
Le Boulon Qui Tient Tout
et il le pouffe en me tapant l’épaule
En fait, je n’en sais pas plus que toi
Mais une fois qu’il sera retourné à son bureau
il ira chercher le nom de cette pièce
dans tous les manuels et documents
quitte à aller demander aux collègues de l’atelier
Jean-Pierre est totalement dévoué à son travail
il ne compte pas ses heures
il aime son métier
celui-ci est intégré à sa vie
Il quittera l’Entreprise déçue et frustrée
Car on ne remercie pas une orange
On la presse
s’exclame Yann en croquant dedans.
De jour passe encore
mais la nuit
le triage de Villeneuve est un labyrinthe dans lequel
j’ai le sentiment de m’embourber
dès l’instant que j’y pense
Le Bourget Bobigny et Valenton
les voies s’emmêlent
une multitude de voies
des croisements et entrecroisements sans fin
j’arrive tel un nouveau-né
sans savoir au juste où mon train est garé
on me bredouille des informations qui paraissent
évidentes à la radio
entre deux grésillements et quelques onomatopées
je suis censé connaitre la ligne
j’ai fait une étude de ligne
deux jours accordés pour sillonner et démêler
ses rails qui
sans doute
ont une signification vus du ciel
dessine une forme symbolique
S’agirait-il d’un géoglyphe ?
J’avance le cercle proche du zéro
Je suis censé connaitre, mais je continue à apprendre
l’apprentissage est constant
celui qui en sait le plus et, parait-il, celui qui connait le champ de son ignorance
et qui peut s’étonner, car il reconnait un phénomène qui sort de la norme
Ici
tout sort de la norme
alors parfois j’arrête mon train au milieu du géoglyphe
je n’ose plus avancer
j’aimerais fermer les yeux
comme je faisais enfant
persuadé de trouver une issue
par la fuite
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5666-0
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Roman. « Mécano », de Mattia Filice
Les locomotives ne cravachent plus à toute vapeur sur les chemins de fer, mais elles gardent une dimension mythologique, d’avancer avec une détermination aveugle, tunnel ou non, sans chauffeur ni pilote – puisque l’homme aux commandes s’appelle « le mécano ». Il fait corps avec sa « loco », isolé du commun des voyageurs, qui ne s’interrogent sur son existence que lorsqu’un malaise l’empêche de rouler, ou lorsqu’il « pose son sac » : l’expression désigne le gréviste, ainsi qu’on l’apprend dans cette épatante épopée ferroviaire qu’est le premier récit autobiographique de Mattia Filice, au rythme aussi entêté que le roulement du train. Ecrit le plus souvent en vers libres, Mécano raconte en continu « 18 bonnes années/14 328 trains, 232 254 arrêts à quai, 481 346 kilomètres » depuis l’entrée dans « l’Entreprise », précédée d’une « batterie de tests/ pour voir un peu qui je suis/ ce que je vaux/ recevant des questions parfois aussi pertinentes que/ Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ? ». Le lecteur, en chemin, partage les rêveries sauvages du mécano, ses angoisses rémanentes, la fatigue terrifiante, aussi, tandis que le récit se fait initiatique, menant peu à peu à la découverte de la force du collectif lorsqu’il prend soin tant de l’outil que de la responsabilité propres aux hommes du rail. B. Le.
Blanches
Claire Vesin, La manufacture de livres, 2024.
Claire Vesin est médecin, et à présent autrice, romancière plus exactement. Blanches est un livre dont la matière est l’hôpital, le travail des personnels soignants, aux frontières de la fiction. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu est fortuite, etc. Certes, mais ça aurait pu. On s’y croirait. On croit reconnaitre les lieux, les visages. Tout est plausible, y compris le nœud dramatique : la secrétaire de l’accueil éconduit une patiente, sans même l’enregistrer, et la dame, pas si hypocondriaque que ça, meurt chez elle, quelques heures plus tard. C’est au bout de la nuit, c’est au bout de la patience, c’est aux limites du travail humain. Mais tout est épreuve dans cet hôpital de banlieue francilienne. Il tient vaille que vaille par l’engagement de celles et ceux qui se retrouvent là, qui y reste, plus ou moins par choix, parce qu’il y a le boulot, et puis tout le reste, toutes les plus ou moins bonnes raisons qui font qu’on n’a pas choisi autre chose, qu’on n’a plus le courage de partir, qu’on y est indispensable, qu’on a une vie par ailleurs et qu’elle est ici.
L’autrice a composé une intrigue convaincante, qui permet à la fois de donner vie à divers personnages attachants et d’incarner des professionnels sans verser dans les stéréotypes. Chacun a ses fragilités, ses batailles entre vies professionnelle et personnelle. Ils se cognent les uns aux autres, à commencer par la jeune interne. Elle a fait médecine comme son père, mais veut se dépêtrer d’un trop pesant héritage ; elle retrouve dans cet hôpital décati un chef de service autrefois ami de la famille, à présent empêtré dans l’alcoolisme.
Finalement, l’administration renonce à la rénovation de cet établissement ingérable. Fin de l’histoire pour les professionnels.