Canguilhem et les normes

Guillaume Le Blanc. PUF, 1998

https://www.puf.com/content/Canguilhem_et_les_normes

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2000_num_98_3_7321_t1_0634_0000_2

Curiosité par rapport à Yves Schwartz (en tout cas pour ce qui est de la première approche du Canguilhem, la santé à l’échelle physiologique individuelle) : la norme est postérieure à l’objet, l’évènement ou l’acte (page 18). Le vivant est en bordel, dans lequel le langage établit un ordre à postériori.

Page 45 : « C’est bien […] parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non par ce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies. » (Le normal et le pathologique, page 53)

« Dire que la douleur n’a de sens que pour l’individualité humaine, c’est souligner qu’une telle individualité est la seule à pouvoir s’organiser en subjectivité pour la quête de sens que sa conscience implique dans le rapport à la maladie. […] L’homme fait sa douleur comme il fait une maladie ou comme il fait son deuil, bien plutôt qu’il ne la reçoit ou la subit. » (Le normal et le pathologique, page 56)

Page 51 : apports de Canguilhem

  • La prise en compte des éléments d’individualité et de subjectivité (cf. aussi page 46) présents dans la maladie.
  • La maladie comme expérience vécue, engageante.
  • La maladie comme expérience globale (et pas dysfonctionnement mécanique ou organique).
  • La maladie perçue subjectivement.

Mais alors, quel rapport avec les déterminants matériels (la blessure, les interactions bactéries pathogènes et le système immunitaire, etc.) de la maladie et l’expérience qu’en fait le patient ?

Page 56. Définition de la normativité/normalité : polarisation de ce qui profite/nuit à l’organisme dans sa relation à son milieu (ce que ne fait jamais une machine, même électrique). cf. citation de Nietzsche

Page 58 : « l’acte simple de la nutrition » (à opposer au « travail » déconsidéré par Hannah Arendt)

« Valeur » non au sens moral du bien et du mal, mais au sens polarisation en positif/négatif : ce qui a de la valeur pour le vivant. Au risque de la tautologie ? « La vie est l’excès de valorisation sur la dévalorisation qu’introduit la mort. »

Page 57. « Qu’est-ce qu’être actif ? C’est tendre à la puissance. » (Nietzsche)

Page 74. « Être en bonne santé signifie donc la possibilité de courir des risques, de faire surgir de l’imprévu. »

Page 111 : « L’erreur interne au savoir est un prolongement de la vie capable d’erreur. » […] la vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d’erreurs. » Mais n’y a-t-il pas un abus de langage autour du même mot « erreur », tout comme « norme », « vie », pour faire résonner (plutôt que relier intelligemment ?) des références très diverses (biologie vs épistémologie) ? Canguilhem oublie (?) en particulier que la lecture de la reproduction d’une cellule vivante en termes d’information génétique est déjà un discours. Parler d’erreurs génétiques résulte du placage (faute de mieux ?) du vocabulaire disponible sur des phénomènes vivants.

Le livre distingue nettement deux étapes dans la réflexion du médecin philosophe :

  • Le normal et le pathologique dans la perspective médicale de la compréhension de la maladie : celle-ci comme un phénomène qualitativement différent, subjectif, dans une conception donc radicalement différente du positivisme de Comte (la maladie objectivable) et de Claude Bernard (la maladie produit d’un excès ou d’un défaut d’un paramètre, comme le sucre dans le diabète). C’est toujours un sujet qui est malade, qui souffre, à sa façon, parce que c’est lui qui a la main sur ce qui est normal, qui apprécie, voire définit les normes de son existence. Un pas de plus : la maladie est une réduction de ce pouvoir d’agir (ou recomposition ?). C’est le livre / la thèse de 1943.
  • Un élargissement de la réflexion par la prise en compte du social, et donc un élargissement du concept de norme à celui des règles interhumaines. Ce qui est à la mesure de l’individu est alors l’appropriation d’une norme préexistante, définie antérieurement. Ce sont les « Nouvelles réflexions » de 1966.

Page 12. Canguilhem revendique la primauté de la réflexion ouverte, en cours, et l’élaboration conceptuelle (et donc en particulier autour de « norme », vie », « connaissance ») plutôt que la prétention à produire un système stabilisé. C’est un « désœuvrement » (Le Blanc) plutôt qu’une œuvre, et de la part d’un praticien à la recherche de concepts utiles, opératoires.

Page 15. « La pensée n’est pas un non-pensé virtuel attendant son heure. L’impensé vaut d’abord comme objet radicalement extérieur à la pensée. » Canguilhem : « La philosophie est une réflexion pour qui toutes matières étrangères est bonne, et nous dirions volontiers toute bonne matière est étrangère. » Curieuse préoccupation que de se définir comme philosophe, de chercher à définir ce qui relèverait d’un champ ou d’un autre. Mais au risque de confusion entre ce qui relève de la réalité et du réel (ce qu’on peut en dire). Pas de révélations de philosophe ? Toujours de la créativité, ne serait-ce que par leur réemploi des mots, sous un nouveau jour (et jamais le même soleil) ?

Considérer comme des problèmes ce qui ne l’est pas, ou plus, pour l’opinion commune ou la science.

Plutôt que « philosophie », « philologie » ? Élaborer sur les mots, leur définition en extension, leur emploi métaphorique, etc.

Ce qui m’intéresse chez lui : comment un praticien devient philosophe, ce qu’il fait de son élaboration sociologique. Et je crains qu’il ait trop peu fait retour sur sa pratique, qu’il se soit davantage alimenté du discours scientifique (en particulier biologique, information génétique à son époque) plus que sur la pratique personnelle.

Page 19.

  • Norme : postérieure au réel, effort langagier pour y mettre de l’ordre
  • Loi : au sens juridique (définit simultanément le légal et illégal) ; au sens physique

La philosophie postérieure à la vie : l’être humain se met à parler de Dieu, pas l’inverse. L’historicisation dissout la question de la croyance : Dieu et diable sont contemporains du discours qui les invente, qui s’y réfère, et non qui les découvre.

Page 80. Trois registres d’argumentation contre « la nature humaine » : épistémologique (ce que je sais/dis de ma nature la modifie) ; biologique (la vie est création permanente) ; sociologique (le contexte social agit sur moi, me détermine).

Page 81 : distinction entre norme vitale (de l’intérieur de l’organisme) et norme sociale (extérieure aux individus).

Page 82. Trois moments dans la genèse sociale de la normalisation :

  • Intention normative qui vise des valeurs
  • Décision normatrice instituant des règles, règlements, étalons, modèles.
  • Usage normalisateur autorisant la référence de l’objet à la norme instituée.

Page 91 : « Il n’y a de sujet que parce qu’il y a, simultanément, assujettissement à des normes sédimentées et subjectivation de ces mêmes normes. »

Page 93. « Les normes organiques postulent une homogénéité vicariante du corps tandis que les normes sociales, hétérogènes les unes aux autres font du corps social un lieu soumis à l’hétérorégulation, aux conflits. »

Recension Olivier Perru (document imprimé)

Il met le doigt sur une question de fond : comment Canguilhem (et alors Le Blanc) passe de l’individualité biologique (la maladie comme un phénomène physiologique) à la subjectivité (la maladie comme phénomène psychique, la douleur ressentie, la capacité à normaliser) ? L’obsession de la mesure d’un Claude Bernard est aussi une préoccupation réaliste : fonder un diagnostic sur des considérations matérielles, objectives. Une maladie (la douleur) est un objet d’étude extraordinaire pour travailler justement la question corps esprit.

À creuser en ce sens : ce que fait le langage, qui permet d’en parler. Tout est dans le mot « ressenti » : ce que je ressens n’est pas la réalité physiologique, seulement ce que j’en dis. Et même en décrivant, chiffres à l’appui, l’état de santé du malade, on en parle, on ne fait qu’en parler, et on n’en dit toujours à la fois plus et moins.

Voyage à Tombouctou

René Caillié, 1830. La Découverte, 1996.

Biographie impressionnante : un jeune d’extraction modeste, originaire des Deux-Sèvres, rapidement orphelin, qui apprend à lire et écrire à l’école, mais guère davantage. Il s’enflamme pour les récits de voyages, les livres de géographie, Robinson, et décide de partir, en 1816, à 17 ans : destination le Sénégal. Pour autant, il maitrise remarquablement la langue, et capable d’écrire un journal très bien rédigé, précis, très évocateur.

Un peu décevant sur le fond : le propos m’a paru accaparé par les conditions de son voyage, les péripéties de ces efforts pour se joindre à des colonnes de marchands et de soldats, d’expéditions autant militaires que commerciales, à l anarration des épreuves en tout genre, l’environnement géographique (la chaleur, les insectes, le manque d’eau, etc.) et politique (des sociétés très loin d’être passives et soumises, qui en font voir de toutes les couleurs aux impétrants européens). Sa résistance physique est très impressionnante, malgré la modestie de l’équipement matériel, les contraintes pour se procurer les éléments de base de la survie, la barrière des langues.

https://www.editionsladecouverte.fr/voyage_a_tombouctou-9782707153586

https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1982x016x004/HSMx1982x016x004x0273.pdf

Un monde sans ressources – Besoin et sociétés en Europe (XIe-XIVe siècles)

Mathieu Arnoux. Albin Michel, 2023.

Si on entend « ressources » dans sa finitude (et c’est même vrai pour les « RH »), on ne doit pas en user sans se poser la question de meilleurs usages potentiels. Cas extrêmes : le pétrole brulé dans un réservoir de voitures, les métaux rares dispersés dans un missile ayant vocation à exploser, ou même l’électricité nucléaire pour éclairer le jour.

Bonne synthèse : page 176, page 192. Page 200. Remarquable prudence dans la formulation de l’historien professionnel pour éviter les tournures téléologiques (progrès, évolution, etc.) : « un processus lent et complexe de transformation du groupe social des dominants féodaux, aboutissant à l’établissement d’une organisation régionale et d’une hiérarchie dictée par la prééminence du souverain. »

Le « Haut Moyen Âge » est une période très discrète en source faute d’institutions émettrices d’écrits, faute de milieu urbain. C’est pour autant une organisation économique et sociale très durable (page 207). Immense différence avec la période suivante (voire précédente) : les paysans (les producteurs en général) n’ont pas besoin de produire de surplus pour alimenter les « oisifs » (ceux qui ne produisent pas directement, ou qui ne participent pas directement au processus de production alimentaire, et en particulier pas besoin de se consacrer à la céréaliculture, modalité la plus favorable à l’imposition [cf. Scott, Arnoux n’en parle pas]).

Estimation pour le XIVe siècle : un feu paysan approvisionne cinq autres feux urbains en céréales. Ils seraient beaucoup plus facilement autonomes (et donc heureux ?) avec une production plus diversifiée (légumes, fruits, volailles, etc.). Y avait-il des famines et épidémies au Haut Moyen Âge ?

Le développement économique du XIIIe siècle va avec l’augmentation des structures de production. Par exemple « les granges » cisterciennes, entreprises agricoles orientées vers l’alimentation des abbayes, et au-delà des centres urbains. L’accroissement des volumes de production, des moyens techniques, des réseaux de diffusion, et alors des infrastructures économiques et gestionnaires vont de pair, éloigne producteurs et produit de son travail.
Principal besoin en énergie : le moulin, pour moudre le froment !

https://www.albin-michel.fr/un-monde-sans-ressources-9782226477583

https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/01/21/un-monde-sans-ressources-de-mathieu-arnoux-au-moyen-age-l-impense-des-ressources-naturelles_6158805_3260.html

https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2023-2-page-75.htm

https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/alan-lebecque/un-monde-sans-ressources-besoin-et-societe-en-europe-xie-xive-siecles-de-mathieu-arnoux-44704

L’archéologie du savoir

Michel Foucault, 1969. Gallimard.

Photocopies

Comme l’impression d’un écrit d’un jet, de cogitations intérieures directement retranscrites, d’un flux de pensée posé tel quel sur le papier, d’une invitation à suivre vaille que vaille dans une exploration, sans se retourner, sans s’inquiéter de son lecteur. Dans un cours ou une conférence, l’orateur prend plus ou moins en compte, plus ou moins consciemment, les réactions pour préciser tel ou tel point, prendre un exemple, passer plus vite sur tel ou tel développement. Lui peut se permettre des raisonnements au long cours, argumentés, appuyés de référence, produits de longues cogitations (en l’occurrence les questions de méthode dans la mobilisation des archives, l’élaboration des concepts, l’épistémologie de l’historiographie). C’est souvent fastidieux à lire, peut-être faudrait-il l’écouter fait recours ?

Autre réserve : c’est un texte très daté, là aussi davantage de l’ordre de la conversation en cours dans les milieux intellectuels qu’il fréquente que d’un traité intemporel. Son propos s’adresse aux érudits fouilleurs d’archives, aux rats de bibliothèque, aux lettrés : une sphère professionnelle prestigieuse, mais finalement assez étroite, et assez loin du monde des pratiques, de la vie sociale ordinaire.

Il poursuit le débat engagé lors d’un colloque de la semaine précédente, réagit à ce qu’il vient de lire, prépare son intervention dans une prochaine publication, et s’adresse alors essentiellement à ses pairs.

Comme toujours, à voir comment pratiquer la mise en abyme : lui appliquer en retour ses méthodes archéologiques, pour lire ce texte en ne se laissant pas attraper par les concepts d’oeuvre ou d’auteur, de discipline ou de genre littéraire, l’inscrire dans une pratique, un milieu, des controverses ?

Certains passages en « je » montrent explicitement le philosophe dans ses cogitations, ces questionnements, son travail inachevé. Le livre s’achève même par un dialogue avec un interlocuteur imaginaire, qui reste à convaincre.

Tout de même, une forme de logorrhée verbale, dont atteste le recours à l’énumération, à l’enchainement d’expressions pour tenter de cerner une idée qui aurait gagnée à être murie et alors soigneusement, exposé avec concision. Je lis une forme de précipitation à vouloir tout dire sans vraiment retravailler le propos. Nous voilà très loin des aphorismes Wittgenstein pourtant lui aussi un familier de la parole professorale.

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/L-archeologie-du-savoir#

https://journals.openedition.org/leportique/611