Coopérer et se faire confiance

Éloi Laurent, Rue de l’échiquier, 2024

https://www.ruedelechiquier.net/essais/486-cooperer-et-se-faire-confiance.html

Vaut surtout pour la distinction entre collaboration et coopération, ci-dessous. Pour le reste, c’est écrit et pensé trop vite, avec générosité, mais trop peu, à mon gout, de rigueur. Comme il l’écrit en ouverture de sa conclusion, « les êtres humains sont souvent enclins à discourir plutôt qu’à concourir. » (tout de même, un certain sens de la formule). Pourquoi alors écrire en solitaire ? Pourquoi privilégier la contestation du récit technophile, ou de celui de la transition sous la férule des pouvoirs publics ?

Et puis méfiance vis-à-vis d’une approche un brin binaire, même pas dialectique, opposant deux schémas pour l’avenir social : « attrition » vs « renaissance sociale écologique » (pages 76 et 77).

Un bon point : sa vive dénonciation des ravages du numérique sur les relations sociales, les « réseaux sociaux » étant de piètres facteurs de socialisation.


La collaboration, selon son étymologie, vise à « faire ensemble », à partager le plus efficacement possible le travail dans le but d’accroitre la production tout en libérant du temps de loisir. […] La coopération désigne étymologiquement une entreprise commune plus large et plus dense, qui consiste à « œuvrer ensemble ». […]

Cinq différences décisives entre coopération et collaboration :

  1. La collaboration s’exerce au moyen du seul travail, tandis que la coopération sollicite l’ensemble des capacités humaines. Collaborer, c’est travailler ensemble, tandis que coopérer peut signifier réfléchir ensemble, contempler ensemble, rêver ensemble ; les coopérations imaginaires sont peut-être les plus fécondes ;
  2. La collaboration est à durée déterminée, tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini. Collaborer, c’est mettre en commun son travail pour un temps donné : les « contrats à durée indéterminée » délimitent en fait un temps de travail consenti et le travail lui-même est spécifié sous la forme de tâches à accomplir dans un temps imparti ; coopérer, c’est ne pas savoir combien de temps durera l’association humaine, c’est se donner le temps plutôt que compter et décompter le temps ;
  3. La collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. […] Collaborer, c’est réaliser en un temps donné une tâche spécifique, qui suppose une comptabilité précise des ressources nécessaires à son accomplissement. La productivité rapportera la quantité produite à la quantité de travail utilisé, de même que l’efficacité ou l’efficience mesureront le rendement de l’effort collectif. Coopérer, c’est ne pas vouloir circonscrire le résultat du partage de l’intelligence collective, ni limiter à priori le champ de l’intelligence collective : de très nombreuses découvertes scientifiques reposent précisément sur une forme de surprise heureuse, la sérendipité – on trouve ce que l’on ne cherchait pas, l’inconnu est la clé du processus de découverte ;
  4. La collaboration est verticale, la coopération est horizontale. Coopérer peut vouloir dire obéir à des instructions (ce que le terme de « collaborateur » utilisé de manière péjorative traduit bien), voire être contraint de réaliser des tâches contre son gré ; coopérer, c’est au contraire s’associer de manière volontaire dans une forme de respect mutuel et sur un pied d’égalité. On ne peut pas forcer des personnes à réfléchir ensemble. Coopérer, c’est traiter l’autre comme une fin et non comme un moyen.
  5. La collaboration vise à produire en divisant le travail, tandis que la coopération vise à partager et à innover, y compris pour ne pas produire. Partage et innovation peuvent ainsi viser à « ne pas faire », comme dans les coopératives énergétiques ou les ressourceries contemporaines, où l’on réfléchit à la modération des usages ou à la réduction de la consommation par l’association humaine.

Comme les cinq doigts de la main, ces cinq qualités propres à la coopération sont reliées entre elles et interdépendantes. La liberté de chercher ensemble sans savoir ce que l’on trouvera suppose l’horizontalité qui favorise en retour la liberté d’échanges entre partenaires ; la pluralité des capacités humaines sera d’autant plus sollicitée que la quête n’a pas d’objet déterminé ; cette pluralité trouvera d’autant mieux à s’exprimer que le temps ne sera pas compté ; plus la coopération se libère de la productivité, de l’efficacité ou de l’efficience, plus elle donne libre cours à la pluralité des capacités humaines ; plus les individus associés sont des partenaires et non des collaborateurs, plus ils engagent pleinement toutes leurs capacités dans l’effort commun. Ces qualités sont chacune et ensemble reliées à la confiance, qui est à la coopération ce que le bras est à la main. La confiance est une force sociale de réduction de l’incertitude, qui joue un rôle minimal dans un processus de collaboration encadré et contrôlé, mais s’avère décisive dans une coopération indéterminée dès lors qu’elle transforme la certitude de la connaissance commune en un risque partagé.

Mal-travail – Le choix des élites

François Ruffin, Les Liens qui libèrent, 2024.

http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Mal_travail-9791020924131-1-1-0-1.html

On peut se réjouir qu’une personnalité médiatique écrive à propos du travail, à celles et ceux qui le font, avec une certaine considération : c’est au travail comme une activité essentielle à la vie sociale que s’intéresse François Ruffin ici, le travail qui fait du bien à celle ou celui qui réussit à bien le faire. Il est important également qu’un responsable politique s’alarme du discours péjoratif dominant chez ses collègues : le travail réduit à des emplois à refourguer à toute force aux divers tire-au-flanc ; le travail comme un cout pesant sur la compétitivité des entreprises ; le travail comme volant d’ajustement pour le financement des retraites et des prestations sociales ; le travail malmené par les approches gestionnaires de « planeurs ».

Son propos s’appuie d’une part sur son expérience de contact direct avec des travailleuses et travailleurs, dans le cadre de son activité de représentant politique venant par exemple soutenir des salariés en grève, d’autre part sur des travaux de chercheurs, et il dit en particulier sa dette à l’égard de la somme récemment parue Que sait-on du travail ?. Sur ces bases, il fait son travail d’homme politique : signaler des problèmes sociaux, dénoncer ce qui parait injuste, identifier des responsabilités, élaborer des propositions pour améliorer ce qui doit ou peut l’être.

Le tableau d’ensemble qu’il dresse du monde du travail est sombre : ce sont les situations les plus difficiles sur lesquelles on sollicite le député, et ce sont les statistiques les plus alarmistes qu’il est soucieux de pointer. Les explications mises en avant sont diverses, et même quelque peu hétéroclites : est-ce que c’est le capitalisme général qui est la cause de tous les problèmes ? Ou plus particulièrement sa déclinaison française, la situation dans d’autres pays comme la Suède semblant moins sinistre ? Ou bien son cours récent, du fait des politiques menées ces dernières années, alors que la situation était plus favorable auparavant, même dans le cadre du capitalisme bien de chez nous ?

Que faire sur ces bases ? Abolir le capitalisme ? La marche est haute. Réorienter la culture managériale des grandes entreprises françaises ? Il y a du pain sur la planche. Changer le personnel politique, pour prendre des mesures plus favorables aux salariés ? On comprend bien que c’est plutôt dans cette approche que se situe logiquement l’auteur, aspirant, lui et son courant politique, à assumer des responsabilités gouvernementales. Mais encore faudrait-il alors prendre la mesure de ce qui est faisable, et puis comprendre pourquoi ça n’a pas été fait plutôt. Ce n’est pas faute de cogitations et de promesses de la part des diverses alliances de partis de gauche depuis les années 70. François Ruffin souhaiterait en particulier « imposer la parole des travailleurs : qu’ils puissent influencer leur propre travail, les discuter, le modifier ». C’était l’objet des lois Auroux de 1982, prises dans une conjonction politique et syndicale bien plus favorable qu’actuellement. Qu’est-ce qui garantirait qu’un ministre du travail « nouveau front populaire » ferait mieux ?

C’est un dilemme classique de la fonction de représentant politique. Pris au pied de la lettre, que signifie être « porte-parole » ? « Donner la parole » ? Exercer le pouvoir « au nom du peuple » ? Chacun maitrise plus ou moins sa parole, a plus ou moins d’espace pour la faire entendre, mais c’est la sienne, et jamais quelque chose qui se donne ou se transporte. « Prendre la parole », ça, oui : dans notre affaire, parler de son travail, en parler à ses collègues, en parler publiquement. Et il serait bien pertinent que chacun puisse le faire sans crainte pour son emploi, qu’on ne puisse opposer les intérêts particuliers d’une entreprise (le fameux secret commercial ou industriel) et les intérêts collectifs (la plus grande transparence sur toutes les décisions qui engagent la vie économique et sociale). Il serait bienvenu que même les élites, à commencer par les ministres et les présidents, disent sans fard leur travail, montrent l’exemple en exposant leurs dilemmes, leurs astuces, leurs tours de main pour faire ce qu’elles et ils ont à faire. Si nos démarches de récits de travail ou d’ateliers d’écriture peuvent leur être utiles, nous sommes disposés à étudier toute sollicitation !

Halte aux Jeux !

Albert Jacquard, Stock, 2004.

https://www.editions-stock.fr/livre/halte-aux-jeux-9782234056923/

Un livre à la fois d’une grande actualité, revigorant, roboratif, qui décape l’enthousiasme factice à la perspective de la grande fête qui s’annonce. Le jeu, le plaisir d’une activité physique, le corps à la fête vs la consommation de spectacles, la profusion d’images artificielles, celles qu’on prend avec son téléphone, celles qui seront prises par les caméras de surveillance

Une critique de l’invasion de « l’esprit de compétition », de la logique de performance, mais cette lecture qui sonnait l’alarme et appelait à la vigilance il y a vingt ans fait réaliser à quel point le message n’a pas été entendu. Les fanatiques du challenge l’ont emporté. Vae victis, à commencer par le sort des quatrièmes, le meilleur des perdants. On a renoncé à la fête de la fraternité : ce sont les mobilisations policières, les questions sécuritaires, c’est-à-dire la menace de l’autre qui l’emporte. Celui qui est pourtant le voisin (de la banlieue d’à côté, de l’ancienne colonie), mais radicalement et inéluctablement hostile.

Mais aussi un livre désuet, qui nous vient d’un monde où les questions disons écologiques n’étaient pas encore centrales. La démesure des moyens engagés est hors de son champ. C’est pourtant une différence radicale avec la version de l’antiquité grecque : le toujours plus, les grands travaux, la débauche de moyens, quand la priorité pourrait plutôt être à la modération, à la pacification des relations avec le reste du vivant.

Les dernières années de Karl Marx – Une biographie intellectuelle 1881-1883

Marcello Musto, 2016. PUF, 2023.

https://www.puf.com/content/Les_derni%C3%A8res_ann%C3%A9es_de_Karl_Marx

Est-il possible, sommes-nous capables, suis-je capable de lire le Manifeste, le Capital, ou encore une lettre de Marx à Engels 2881 comme ont pu le lire des lecteurs contemporains ? Et puis quel lecteur, dans sa singularité ? Double impossibilité : lire avec la culture politique et philosophique de l’époque, celle d’un quidam qui se retrouve avec un texte d’un jeune (puis vieux) Allemand plus ou moins philosophe, économiste, politique ; lire sans la représentation (au sens ce cognitif) du Marx des marxistes en tout genre. Ou bien double épreuve, salutaire ?

Ça interroge la position de Marx lui-même : à quoi bon tant de textes, privés ou publics, théoriques ou militants, si « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ? cf. Rancière. Et qu’est-ce que on/je attends en lisant Marx ou un épigone/historien un siècle plus tard ?

Ce qu’on raconte et ce qu’on ne raconte pas dans une biographie (faute de sources, peut-être, mais ce pourrait tout de même être mentionné) : certes, il est hôte enjoué des relations de passage, grand-père attentionné de ses petits-enfants ; mais qui passe le balai à la maison, qui fait les courses et se soucie des repas, qui s’occupe du linge ? Il est touchant de prendre la mesure d’un homme passionné par les idées, assoiffé de connaissances, débatteur enjoué de toutes les questions de son temps. Mais il me donne aussi l’impression d’un type envahissant, débordant d’énergie, un peu insupportable… Façon Lénine ?

Page 95. Rédaction d’une enquête ouvrière en 1880, distribuée à 25 000 exemplaires en France : révélateur d’une certaine conception du travail, finalement très contemporaine…

« Travail intellectuel » autour du « Capital » (quel titre !) : Névrotique ? Pourquoi aucun biographe ne se demande s’il n’y avait pas mieux à faire ?

Page 193 : curieuse passion de Marx pour les mathématiques (même en passe-temps), en tant que langage scientifique par excellence (témoignage de Lafargue).

Te plains pas, c’est pas l’usine – L’exploitation en milieu associatif

Lily Zalzett, Stella Fihn. Niet!Éditions, 2020.

Si on suit le fil de l’ouvrage : ce n’est pas le fonctionnement associatif en soi, encore moins le principe, qui est en cause que ce que sont devenues certaines associations en acceptant de devenir délégataires de mission de service public, sous-traitantes de l’État, prestataires de l’administration. Très encadrées par les contraintes gestionnaires (fonctionnement par projet, et plus seulement par subventionnement, avec toute la machinerie bureaucratique de procédures de demande et de rendre compte), et se retrouvent alors à dupliquer le management qui va avec : hypertrophie des fonctions gestionnaires, mépris du travail réel, etc.

Une piste intéressante en fin d’ouvrage : en alternative à la lutte des classes interne, dans une guerre incessante et un peu suicidaire aux directions associatives, faire alliance avec les destinataires de l’activité, avec les usagers, eux aussi victimes bien malgré eux de ces évolutions.

Te plains pas, c’est pas l’usine

https://www.revue-ouvrage.org/te-plains-pas/

https://niet-editions.fr/wp-content/uploads/2020/02/TravailassoCQFD.pdf

https://www.revuepolitique.be/te-plains-pas-cest-pas-lusine/