Le consentement

Valérie Springora. Grasset, 2020.

Le récit résiste autant au simplisme de la causalité unique, ou même principale, qu’à celui du système causal, avec pluralité de facteurs à analyser et structurer. C’est une vie, un corps, une existence abusée, abandonnée.

Débrouille-toi, fais ta vie, même à quatorze ans. Tant pis pour toi : tu savais, tu aurais dû savoir.

Il y a de la solidarité, mais vis-à-vis de l’agresseur, et c’est une solidarité passive, de l’ordre du laisser-faire, de l’incapacité à tenir un simple « non ».

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/10/avec-le-consentement-vanessa-springora-depeint-les-ressorts-de-l-emprise_6025374_3232.html

Lettre aux ingénieurs qui doutent

Olivier Lefebvre. L’échappée, 2023.

https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/lettre-aux-ingenieurs-qui-doutent

https://usbeketrica.com/fr/article/mon-livre-s-adresse-aux-ingenieurs-souffrant-de-dissonance-cognitive

https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/06/19/je-ne-sais-pas-combien-sont-ces-ingenieurs-qui-doutent-mais-mon-experience-me-laisse-penser-qu-ils-sont-de-plus-en-plus-nombreux_6178318_4401467.html

L’auteur écrit en tant qu’ingénieur, à d’autres ingénieurs, dans le prolongement de nombreuses discussions qu’il a eues au cours de sa carrière. Il écrit en jeu, pour raconter son parcours, ses questionnements, les réponses qu’il a peu à peu élaborées, en s’appuyant aussi sur de nombreuses lectures (quelques noms pour donner une idée de la diversité : Harmut Rosa, François Jarrige, Léon Festinger, Guy Debord). En bon ingénieur, il raisonne, élabore, en accordant beaucoup de confiance à la force des arguments. Mais il sait, il a appris, la force des affects : s’il a fini par quitter son poste (dans la conception de véhicules à conduite autonome), s’il a franchi le pas qu’il invite à présent à faire à ses anciens collègues, il raconte en ouverture du livre la situation personnelle qui l’a décidé à changer de vie.

Les ingénieurs sont donc particulièrement interpelés, invités à interroger les fondamentaux de leur métier : concevoir des dispositifs techniques performants ; contribuer par leurs savoirs techniques à l’élaboration et le fonctionnement de projets industriels. Qu’en faire lorsque l’on se convainc que la surenchère technologique participe désormais davantage du problème, la pression excessive des activités humaines sur l’environnement, que de la solution ? L’auteur s’appuie beaucoup sur le concept de dissonance cognitive : on pense contribuer au progrès social, à l’amélioration des conditions de vie de l’espèce humaine ; on contribue en fait à entretenir une surenchère périlleuse source de catastrophes, présentes et à venir, et pas seulement climatiques. Un exemple précis, vécu : développer des systèmes de transport autonome pour charger et décharger les porte-conteneurs dans les grands ports asiatiques facilitent certes le travail des dockers (du moins ceux qui conservent leur emploi), mais contribue, par la baisse des couts de transport, à la prolifération des échanges de marchandises. Comment faire ?

Autre préoccupation forte : la « cage dorée » que représente le statut d’ingénieur. L’expression parlera à tous ceux qui se sentent otages de leurs contrats à durée indéterminée, du salaire mensuel. Même quand la cage est rouillée plutôt que dorée, il n’est pas facile de s’en extirper…

Il en vient donc, et c’est passionnant, à pointer la dimension politique du travail : qui décide ce qui est pertinent ou non, lorsque le travail accompli a un impact fort sur les conditions de vie de ses congénères ? Sa conclusion personnelle : au moins ne pas nuire (« Primum non nocere »). Ce qui peut rapidement être contradictoire avec une activité quelconque, qui comporte toujours une part de risque, toujours des effets délétères plus ou moins prévisibles. Il se réfère également à Herman Melville : « I would prefer no to… ». Mais peut-on ne rien faire ? Dans le cas de Bartleby, l’histoire se termine mal…

Ce livre mérite d’être lu, parce que nous avons affaire à des ingénieurs, mais également parce que bien des métiers, sinon tous, sont concernés, à un degré ou à un autre, par « une dimension politique », des dilemmes, à commencer par celui de faire ou de ne pas faire. Il ouvre le débat, inépuisable, de ce qui peut être fait « de l’intérieur », ou « de l’extérieur ». Sans botter en touche, on pourra au moins soutenir toute l’importance d’éviter la politique de l’autruche, de parler de ce qu’on fait, entre collègues, dans des espaces sociaux, pour envisager, ensemble, ce qu’on pourrait, devrait faire autrement.

Le sauvage et le politique

Édouard Jourdain, PUF, 2023

Même assortie de précautions d’usage, la distinction raide entre « sociétés sans État » (immense paquet !) et sociétés étatiques (idem !) structure beaucoup trop le propos. Dans ces conditions, évidemment, il trouve ce qu’il a posé d’avance ; comme il faut bien faire quelque chose des continuités, territoriales ou temporelles, il écrit des propos comme « dans les sociétés qui voient poindre l’État, les prêtres vont avoir la fonction de doubler le roi. » Que de maladresses, pas seulement syntaxiques !

Je ne suis pas convaincu par les grandes généralités anthropologiques sur le sacré, la peine de mort, le sacrifice, le rituel, en circulant à toute berzingue du Moyen Âge européen aux civilisations précolombiennes, en passant par l’Antiquité, le tout soutenu par René Girard (cf. page 89)

Mal écrit, mal pensé : synthèse sur Engels (ô combien maladroite) page 199 et suivantes. Encore un compilateur bibliophage, faible en conceptualisation, et beaucoup moins fort en synthèse que d’autres (Mazurel). De la dissertation étudiante : page 167,170, etc.

Perspectives : page 329. Des collectifs humains et non humains sur les territoires (« des alliances »). Page 338 et suivantes : les pirates comme modèle. Page 356 et suivantes : de bonnes règles démocratiques (consensus, délibération, etc.)

Il y a de quoi s’appliquer à comprendre ce qui ne va pas, tout comme un musée de province permet de saisir ce qui va, ce qui est fort dont des œuvres majeures. À regarder à la hauteur de la phrase (le plus facile : construction maladroite, charabia, amphigouri), de la construction (au secours mes maitres ! Vite, des exemples, des citations pour soutenir les idées branlantes), du propos d’ensemble (plus dur, mais introduction et conclusion donne un bon aperçu de la vacuité du propos).

Peut-être que ce type de livre manifeste l’épuisement de cette approche de l’essai du penseur solitaire qui se noie dans l’océan des livres publiés et qui tente une compilation/synthèse hétéroclite, tambouille sans conscience, cohérence, nouveauté.

https://www.puf.com/content/Le_sauvage_et_le_politique

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/09/le-sauvage-et-le-politique-d-edouard-jourdain-un-autre-regard-sur-la-civilisation_6172631_3232.html

https://lundi.am/Nouvelles-conjurations-sauvages

Le plaisir de penser

André Comte-Sponville, Vuibert, 2022.

Le mouvement de l’histoire sociale comme celui des pensées philosophiques : il y a bien une progression, parce que chacun lit et se situe par rapport à ses prédécesseurs, mais pour en faire ce que bon lui semble, sans suivre une règle. Idem pour l’art ?

De l’abus de la métaphore : fondements et fondations, profondeur, enfoui ; disponible, visible, en surface, construit ; source de vie, ressources ; techniques, maitrise.

« Mais il faut bien insolent pour s’y tenir. »

« Un œil ne peut se voir lui-même. »

Le temps

Comme le langage : on ne peut pas penser en dehors du temps. « Autant, suspends ton vol ! » Oui, mais combien de temps durera la suspension ? « Je voudrais bien que le temps s’arrête. » ACS : « L’idée d’un arrêt du temps n’est pensable que dans le temps, donc elle ne l’est pas. »

Bel exemple des limites de la substantivation. Encore plus net : « le présent » (c’est-à-dire l’instant présent), par essence, par définition jamais identique !

Projet d’écriture : comme « combien mesure 1 m ? », écrire quelque chose sur « combien de temps dure une minute ? »

Fausse opposition objectif/subjectif. Encore un piège du langage. Ce qui est extérieur à moi (à mon temps ressenti) n’est pas objectif, absolu, c’est le temps ressenti de l’autre (dans sa forme de vie) le temps de la règle, convenu, jamais strictement extérieur.

D’abord une abstraction, comme « le nombre ». Le problème de la définition disparait si on se contente d’évoquer l’évènement (le jour, le lever du soleil, l’éclosion de la fleur, l’ébullition de l’eau).

L’homme

Encore plus que le temps : qui a besoin de définir « l’homme » ? Qui doute sur ce qu’est un homme ?

Dans les pièges du substantif : un homme (singulier) vs un homme (générique). Sans parler de l’homme qui n’est pas une femme.

Sartre : « L’existence précède l’essence. » Qu’est-ce que ça donne avec des verbes ? « On existe avant que d’être » ? « J’existe, puis je suis. » ?

Page 49, citation Marx Engels. « Le langage et la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi. […] La conscience est d’emblée un produit social. » (L’idéologie allemande)

Citations Emmanuel Kant, page 413

La mort

Je crois que tout ce livre va buter sur le choix d’entrer sur des questions philosophiques par un seul mot (plutôt qu’un auteur, une question). Intituler un chapitre « la mort », puis disserter sur « un objet » (première ligne du texte). Comment éviter le piège de la substantivation ? Employer toutes les ressources de la grammaire (ce qu’il fait nécessairement en associant, verbes conjugués, prépositions, adverbes, etc.).

Un animal n’est pas en mesure de distinguer absence et mort d’un congénère (à moins de tuer ?). Est-ce que la peur de la mort est présente dans une lutte entre une proie et un prédateur ?

Poser une définition de « mourir » plutôt que de la mort décale aussitôt le problème !

Métaphysique : ce qui excède toute physique possible.

Le problème n’est pas la mort de soi, mais la mort des autres. Et sans doute est-il partagé avec d’autres animaux ? Au moins pour les espèces avec une certaine sociabilité, un attachement à des congénères, ne serait-ce que la progéniture.

La connaissance

Page 189, citation Alain.

Page 210, Lequier

La liberté

Page 249, Anti Dühring. Incroyable (très étonnant) que j’en sois si éloigné aujourd’hui. Très étonnant aussi cette louange de l’intégration, de la conformité aux prescriptions, aux lois, à la règle à suivre.

Comme pour le chapitre sur « la morale », c’est toujours une approche centrée sur le « je » : c’est l’individu, le sujet qui philosophe, qui raisonne, qui s’imagine jouant de l’anneau de gigues de GS.

Le problème n’est pas le vol, la violence, le mensonge, parfois si utiles, mais leur juste proportion, leur bon usage.

Je me sens de plus en plus loin des lumières, de Kant, Rousseau et de leur apologie de la raison, de l’universel (impératif catégorique, contrat social). J’y lis une négation de la singularité, de la marginalité qui tient la page, des savoirs incorporés, de la renormalisation dans l’activité. Si apprendre, c’est acquérir et entretenir des réflexions, la raison et le concept ne sont que des moyens, et pas des buts en soi.

https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311150087-le-plaisir-de-penser

La fabrique des jugements – Comment sont déterminées les sanctions pénales

Arnaud Philippe. La Découverte, 2022.

Je ne l’ai que commencé, et les réserves de la critique LVDI ne me font pas regretter de ne pas être allé plus loin dans un livre ardu et discutable.

Tout de même : la logique de durcissement continue depuis (au moins) 20 ans est effrayante. Toujours plus de lois, et donc de délits, toujours plus réprimés, et alors toujours plus de peines. Tout cela dans une démagogie à la fois vaine et assumée.

https://www.editionsladecouverte.fr/la_fabrique_des_jugements-9782348067983

https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20221201_juges.pdf

http://www.huyette.net/2022/07/la-fabrique-des-jugements-bibliographie.html

Jean-Luc et Jean-Claude

Laurence Potte-Bonneville. Verdier, 2022

L’écriture d’abord intrigue, attire l’attention, mais je me suis rapidement lassé de jouer aux devinettes. Pourquoi pas.

Cf. sur le site de l’éditeur.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/08/25/laurence-potte-bonneville-jean-claude-mourlevat-sarah-winnemucca-les-breves-critiques-de-la-rentree-litteraire_6139040_3260.html

Renaissances – au singulier ou au pluriel ?

Jack Goody. Armand Colin, 2020

Si on plaide pour l’absence de schéma unique d’évolution des sociétés humaines, si on rejette par principe la téléologie, comment comprendre la persistance de l’emploi de termes comme « arriération », « épanouissement d’une culture » ?

Son objet : montrer la pluralité, plutôt que le seul modèle européen, de « voies d’accès à la modernité ». Mais il y aurait bien une modernité, étape commune de l’histoire, comme s’il y avait un âge adulte, l’enfant (les sociétés passées) n’étant jamais qu’une société moderne en devenir.

https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782200629199-renaissances-au-singulier-ou-au-pluriel-jack-goody/

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-4-page-125.htm

https://journals.openedition.org/lectures/47989

https://www.ombres-blanches.fr/product/ean/9782200629199/jack-goody-renaissances-au-singulier-ou-au-pluriel

Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?

Jacques Ellul. La Table Ronde, 2018

Tout de même beaucoup plus théologique que sociologique ou historique… Et un ton très assertif, raide même, d’un homme plus en colère qu’en réflexion. Curieuse position d’énonciation. Peut-on avoir raison contre tous dans son monde ? À quoi bon alors le crier ? Suffit-il d’asséner sa lecture du problème et ses solutions (travailler deux heures par jour) pour rendre la lumière aux aveugles, dissiper les illusions ?

https://www.editionslatableronde.fr/pour-qui-pour-quoi-travaillons-nous/9782710386032

https://www.les-crises.fr/pour-qui-pour-quoi-travaillons-nous-jacques-ellul/

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2014_num_94_1_1816_t7_0101_0000_2

http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/19/07/2013/Jacques-Ellul%2C-Pour-qui%2C-pourquoi-travaillons-nous-Editions-de-La-Table-Ronde%2C-2013%2C-lu-par-Patricia-Doukhan

D’où vient la violence ? Ses racines et ses débordements

Gérard Bonnet et alii. In Press, 2022.

Réponse claire, si on peut dire : du tréfonds de la psyché, amassée par les processus de « refoulement », et qui ressurgit par « pulsions », à commencer par la pulsion sexuelle. Les humains les plus quiets sont susceptibles de s’abandonner aux furies, car « ça déborde » quand les « défenses névrotiques » cèdent, quand les « instances juridiques et sociales » ne suffisent plus à la contrer. « Ces poussées sont toujours là, prêtes à surgir, sans respect de l’autre ou de l’environnement, dès que le moi se sent menacé », chez le pékin comme chez le tyran.

La maladie blanche

Karel Capek, 1937. Éditions du Sonneur, 1922.

Remarquable d’efficacité, et d’anticipation (le virus chinois !). Les personnages sont tous droits dans leurs bottes tant qu’ils ne tombent pas comme des mouches sous la maladie, ou finalement, pour le vertueux docteur, victime de la haine des hommes. Celui-ci est sans doute trop seul, avec comme seule arme le chantage. Jouer de la peur de la mort n’est efficace qu’à la courte vue du condamné frappé du stigmate (la tache blanche de la maladie). L’issue fatale épargne à l’auteur une redoutable question : les bellicistes auraient-ils tenu parole ?

https://www.editionsdusonneur.com/livre/la-maladie-blanche/

https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/03/18/la-maladie-blanche-les-hantises-de-karel-capek_6118173_3260.html